Par Anouk Dunant Gonzenbach
Le cardon de Noël, c’est le souvenir de ma mère, dans la cuisine, les avant-bras en sang se débattant avec les immenses plants couverts d’épines achetés au marché de la ferme voisine, la dinde cuisant gentiment au four, la maison garnie de guirlandes. Le cardon sur la table de Noël, après la prière du grand-père pasteur et la remarque de la vieille grand-tante qui année après année, acide invariablement que la dinde c’est un peu sec et que l’année prochaine il faudra vraiment faire une oie. Noël à table entre magie et galère puis le cardon genevois sur la table et dans l’assiette, harmonie, un vrai don de la nature (et de soi pour ma mère qui l’a préparé).
Les années passent et j’ai grandi, et peu à peu commencé à entrer dans le tournus des repas de Noël familiaux, à recevoir à la maison. Entre-temps, le cardon a fait son apparition tout préparé en bocal dans les magasins. Alors j’ai triché, enfin il me semblait que je trichais, je me pardonnais en me disant que les enfants étaient bébés, puis tout-petits, qu’il fallait se simplifier la vie, je trouvais mille excuses pour soulager le poids de culpabilité de cinq cent ans de protestantisme sur les épaules, les enfants à quatre pattes dans la cuisine, bref j’ai triché, j’ai acheté le cardon en bocal.
Il y a des recettes familiales, des controverses infinies, des avis tranchés, des camps bien rangés. Celleux qui le cuisinent en gratin, celleux pas en gratin. Chez nous, c’est pas en gratin, c’est les cardons plongés dans un roux à la crème une fois cuits, on peut même les cuisiner la veille et les laisser sur la fenêtre, une nuit, dans le roux, c’est encore meilleur le lendemain, c’est définitif, on est du côté du cardon pas en gratin. Bocal ou pas.
Les années passent, et on s’est inscrits pour des paniers, l’agriculture contractuelle de proximité, d’abord aux Charottons (mille souvenirs merveilleux) puis à Cultures locales à Dardagny (une équipe formidable) avec le vrai goût des légumes (à huit ans, ma fille ne pouvait plus manger une tomate de grande surface, son palais avait tout compris). Et là, vers la fin de l’année, depuis quelques années, Cultures locales nous propose des plants de cardons.
Les années passent et j’ai craqué, voulu revenir à la tradition, me prouver que je pouvais le faire, j’ai commandé les plants, mis mon tablier, sorti les sparadraps et épluché mes cardons. Au fur et à mesure, placer les morceaux coupés dans un plat rempli d’eau et de lait, pour ne pas qu’ils brunissent. Puis les cuire dans de l’eau toujours coupée avec du lait, et enfin faire ce fameux roux.
Et je suis tombée dedans, dans ma casserole de cardons. C’est long, la préparation, mais c’est méditatif. Pas si sanglant (je crois qu’ils sont livrés avec moins de cardes épineuses que par le passé). Et surtout si bon. Ce n’est pas que le goût de la tradition, c’est vraiment encore meilleur.
Les années passent mais toujours, peut-être qu’un bout de Noël se cache là, dans la cuisine, entre le couteau et la marmite, dans ce temps consacré à faire vivre un goût du passé pour le transmettre, à rendre plein respect au travail de celleux qui l’ont fait pousser, à regarder dehors le soir qui tombe.
On parle de quoi en fait ? Le cardon épineux argenté de Plainpalais
Ce cardon s’appelle en vrai « cardon épineux genevois » et même pour sa variété locale « cardon épineux argenté de Plainpalais » ; il est cultivé dans la campagne genevoise, c’est une tradition de Noël, il est même inscrit depuis une vingtaine d’années au registre fédéral des Appellations d’origine (AOP) – c’est le seul légume suisse qui a cette appellation, ici on est trop fier.ères. Notre canton est la seule région qui produit encore du cardon avec des épines.
Le truc, c’est que le plant (ils vont jusqu’à un mètre cinquante de haut, les plants) que l’on cuisine est blanc. Pour ce faire, les pieds sont emballés dans les champs en automne dans des sacs poubelles noirs pour pas qu’ils verdissent. Les agriculteurices mettent des gants, car ça pique.
Un peu d’histoire
Alors là, je n’ai pas été dans les sources mais sur les sites de celleux qui le cultivent et surtout lire les recherches de l’historienne Isabelle Brunier, qui a révolutionné en 2021 l’histoire du cardon genevois en montrant qu’il est consommé à Genève bien plus tôt qu’on ne le pensait. Selon ses recherches donc, le cardon est mentionné pour la première fois dans un registre conservé aux Archives d’Etat qui mentionne ce qui a été servi lors d’un banquet en l’honneur du duc Christophe, fils du comte palatin, par les autorités genevoises le 6 décembre 1566. Elle a retrouvé également une inscription de ce qui a été livré pour « Messeigneurs », le gouvernement d’alors, à l’occasion d’un dîner servi le 1er janvier 1594 : un saucisson du lard et une carde, le fameux cardon.




AEG R.C. 61, f. 119 v.
Références :
- « Nouveau coup de théâtre dans la saga du cardon épineux de Plainpalais », Tribune de Genève, interview d’Isabelle Brunier, 9 janvier 2021 https://www.tdg.ch/nouveau-coup-de-theatre-dans-la-saga-du-cardon-epineux-de-plainpalais-542684539036
- « Les produits du terroir, le cardon genevois», RTS, 28 décembre 2023, https://www.rts.ch/audio-podcast/2023/audio/produits-du-terroir-4-20-les-cardons-genevois-en-rediffusion-27466354.html
- « Le cardon, ce légume genevois épineux qui sait se faire doux », RTS, couleurs locales, 1er décembre 2025. https://www.rts.ch/play/tv/couleurs-locales/video/le-cardon-ce-legume-genevois-epineux-qui-sait-se-faire-doux?urn=urn%3Arts%3Avideo%3Ad8c2747c-cae5-3036-8026-232302a6a788
23 décembre 2025


