« Konrad Witz en chantier », un projet que nous avons imaginé, rêvé en couleurs, créé puis réalisé en grand. Il s’agit d’un dispositif en trois objets qui accompagne la restauration du temple de la Fusterie:
Le photomontage Déplié de Jean Stern, une oeuvre d’art de grand format (5m sur 12m) appliquée sur une structure rigide en accordéon, est dressé devant la façade sud du temple de la Fusterie. Visible sur le temple jusqu’à la fin des travaux de restauration, il a été réalisé par l’artiste plasticien Jean Stern, en collaboration avec la directrice adjointe des Archives d’Etat Anouk Dunant Gonzenbach et le pasteur Jean-Michel Perret. Cette œuvre propose une relecture du tableau de Konrad Witz La Pêche miraculeuse, datant de 1444 (coll. du Musée d’art et d’histoire, Genève). Ce tableau, fleuron du patrimoine genevois, est célèbre pour l’intégration de la scène de la pêche miraculeuse dans le paysage genevois de l’époque, ce qui est la première représentation dans l’histoire de l’art d’un lieu topographiquement exact et reconnaissable.
Quinze panneaux historiques qui décrivent l’histoire de Genève, de la Réforme et du temple de la Fusterie (avec traductions en anglais) : ces panneaux de grande taille installés sur les palissades du chantier du temple constituent une exposition en plein air à visiter en se promenant autour du chantier. Réalisés en collaboration avec l’historienne de l’art Erica Deuber Ziegler, ils retracent l’histoire de la place de la Fusterie, de son temple – premier lieu de culte protestant érigé dans l’enceinte de la ville de Genève – et du chantier de restauration en cours. Ils couvrent ainsi une période qui s’étend du Moyen Age à nos jours.
Mon recueil Un tableau mais pas que. La pêche miraculeuse de Konrad Witz (éd. Slatkine, juin 2024), qui propose un récit de l’histoire du tableau et de son peintre du Moyen Age à nos jours à travers différents lieux emblématiques de Genève et qui fait revivre aux travers des tribulations de ce tableau tout un pan de l’histoire locale. La seconde partie de l’ouvrage raconte le processus de création qui a mené à la réalisation du photomontage Déplié et s’interroge sur le sens que nous pouvons donner à ce tableau aujourd’hui.
Mon message du 17 juin 2024 lors de l’inauguration :
« Nous sommes en l’an 30, les disciples pêchent sur le lac de Tibériade mais leurs filets restent désespérément vides. Jésus, qui se trouve incognito au bord du rivage dit alors aux pêcheurs bredouilles de jeter leur filet du côté droit de la barque. Le filet se remplit, la pêche est miraculeuse.
Nous sommes en 1444, à Genève, Konrad Witz actualise cette scène de l’évangile (il y en a deux en réalité, je ne rentre pas ici dans les détails) dans un environnement naturel reconnaissable, contemporain et topographiquement exact. Witz actualise le message. Dans sa Pêche miraculeuse, depuis le bas de l’actuelle place des Alpes, nous voyons Jésus aux Pâquis et la Savoie en arrière-plan.
En 1444, Genève est prospère. Les foires battent leur plein. Genève est une des premières places d’échanges commerciaux en Europe. On y vend de tout, même du gingembre, du poivre, du riz, du sucre candi. Nous sommes en 1444, à Genève, la population grandit, il y a environ 10 000 habitants, ce qui en fait une grande ville. Pour loger tout ce monde, les faubourgs grossissent, surtout celui de Saint-Gervais, la rue de Coutance vient d’être bâtie. La région est en paix. Ce qui est assez rare dans l’histoire, car Genève est une cité épiscopale que les puissants cherchent constamment à s’approprier. La preuve par l’Escalade.
Nous sommes en 1444 à Genève, Konrad Witz réalise ce tryptique commandé par l’évêque de Genève François de Metz. Le retable est installé dans la cathédrale Saint-Pierre. Lors des célébrations, les Genevoises et Genevois voient maintenant en face d’eux des hommes simples pêcher dans leur lac et le Christ marcher sur ces eaux familières pour les aider et les réconforter, ils sont les témoins de cette scène.
Les Genevois ne verront pas si longtemps que ça ce tableau, car en 1535, dans une Genève, qui se réforme, les images ne font pas long feu dans les églises. Les iconoclastes lacèrent à coup de lames les visages des personnages saints du retable, et pas de main morte, mais la pêche est miraculeusement est sauvée. Commencent les tribulations du tableau, de bibliothèques successives en musée. Perdu pendant 150 ans, ressorti de l’oubli en 1901, la pêche miraculeuse devient la plus célèbre œuvre d’art de Genève et un marqueur de l’histoire de l’art européen parce qu’elle représente ce premier paysage topographiquement exact que l’on connaisse. Ce tableau devient à l’ouverture du Musée d’art et d’histoire en 1910 son fleuron. Restaurée complètement en 2012, son histoire et sa matérialité en ont été écrites à cette occasion en un ouvrage qui fait date, sous la direction du professeur Frédéric Elsig et de César Menz.
Nous sommes aujourd’hui à Genève. Assis dans la salle 401 du Musée, nous regardons ce tableau dans tous les sens, en longueur, en largeur, en profondeur et dans toutes ses dimensions, hier aujourd’hui et demain, tout est juste avec lui, dans tous les sens il fait sens. Ce message d’il y a deux mille ans, actualisé en 1444, parle pour aujourd’hui.
La pêche miraculeuse, un tableau, un très célèbre tableau, un tableau dont la proximité ne cesse de surprendre, un tableau mais pas que. Tout est présent dans ce tableau, le lac de Tibériade et des racines très profondes, Genève, Jésus, Jésus à son époque, Jésus au Moyen Age et Jésus aujourd’hui, l’histoire de la Réforme, celle de Genève, l’Art, les textes, la Parole, la Parole décalée, Jésus demain, l’eau, le lac Léman, le Salève. Alors continuons l’histoire, et actualisons aujourd’hui ce qui a été actualisé il y a 580 ans.
Nous sommes aujourd’hui à Genève, voici le dévoilement d’un projet prêt en réalité depuis sept années, un projet qui déplie l’an 30, l’an 1444 et aujourd’hui, qui relie aujourd’hui d’une manière ou d’une autre la Pêche miraculeuse sortie de la cathédrale par les Réformés à un lieu cultuel protestant mais sous un autre angle et à l’extérieur, qui fait parler à nouveau une image dans une religion qui les a évacuées depuis des siècles, qui transmet un message pour l’esprit par une œuvre d’art aujourd’hui symbole de Genève, qui propose une œuvre commandée par une Eglise qui reprend une œuvre commandée par une autre Eglise il y a 580 ans, qui place au centre-ville, sur une place qui est une case bleu foncé du Monopoly un tableau qui contient à lui seul cinq cent ans d’histoire genevoise. »
Appel à textes! Cette année, le sapin à pommes, à poèmes et à roulettes reprend ses déambulations avec la participation de « Femmes à bord », une association qui propose un espace de partage, d’échange et de socialisation à des femmes en situation de précarité.
Nous vous invitons donc à nouveau à tremper vos plumes dans l’encre de la nuit noire de décembre pour l’éclairer avec des mots et à participer au projet suivant: Le sapin à pommes, à poèmes et à roulettes roule depuis plusieurs années dans les rues de Genève la semaine précédant Noël. Il offre aux passantes et aux passants qui passent des mots, en toute simplicité. Cette année, nous l’organisons Isabelle Lamm et moi avec la participation de « Femmes à bord ».
Vous pouvez participer en envoyant un texte ou poème de votre composition, jusqu’au 30 novembre prochain (le texte doit tenir dans un format A6, donc plutôt court)à l’adresse courrier@virusolidaire.ch. Chaque texte sera imprimé et suspendu au sapin, qui sera chaque jour de la semaine précédant Noël présent à un endroit différent de la ville (vous recevrez début décembre les détails des lieux où se trouvera le sapin).
Une lecture commune aura lieu en plein air le mercredi 18 décembre en fin d’après-midi dans le quartier de Saint-Jean (informations suivront), suivie d’un thé partagé.
Pourquoi unsapin à pommes à poèmes et à roulettes ?
Pour le Noël 2014 est née l’idée du sapin à pommes mobile, à l’origine dans le cadre des événements de Noël organisés par l’aumônerie de l’Université de Genève. Le sapin a accompagné ces Noëls pendant cinq années en roulant dans la cité, distribuant des pommes aux passants et aux étudiants.
Il a provoqué de beaux échanges, des dialogues surréalistes, des interpellations amusées, un intérêt sincère. Sa simplicité a désarmé. On ne s’y attendait pas du tout. Nous avons découvert qu’offrir une pomme et un sourire, souvent, c’est juste ça, l’esprit de Noël.
En 2019, le sapin a ajouté des poèmes sur ses branches. Un dimanche après-midi de décembre, nous nous sommes réunies, un bouquet de femmes, autour d’une table de la Treille dans le cadre d’un laboratoire d’écriture pour une lecture de textes; ces textes ont ensuite été suspendus au sapin avec des rubans. Ce sapin à pommes à poésie à roulettes a circulé dans les rues de la ville, de la poésie a ainsi été offerte aux passants pendant toute la semaine précédant Noël.
En 2020, il n’était pas possible de se réunir. Sur ce blog est alors né le projet du calendrier de l’Avent en poésie: un texte ou poème par jour, sur le thème du sapin, de la pomme, de l’étoile, de l’hiver ou de Noël, ou même de n’importe quoi, mais illuminé par une lumière positive, écrit par des autrices et auteurs différents. Suite à un appel a texte, un texte a été publié chaque jour sur le blog, comme une porte de calendrier à ouvrir. Puis chaque texte et poème a été imprimé et suspendu à un sapin à pommes ambulant tiré par un vélo qui a circulé dans les rues de Genève avant Noël.
Pourquoi des pommes sur le sapin ? petit retour historique
Simplicité. Qui vient de loin, on n’a rien inventé. Voici un bref résumé, tiré du livre de mon ancien prof de l’Uni François Walter et d’Alain Cabantous. Dès la fin du Moyen Age, on met des végétaux aux fenêtres de maisons au milieu de l’hiver, mais cela n’a encore rien à voir avec Noël, on se protège comme cela des mauvais esprits, des sorcières et des démons. Puis on commence à disposer des arbres dans l’espace public et le sapin est choisi, le seul qui est vert en hiver, symbole de vie, et c’est plus joli d’avoir du vert qu’un tronc tout nu.
On est alors en 1521 à Sélestat en Alsace, où les archives gardent la trace d’un sapin coupé qui sert de décoration. Le sapin devient associé à la fête de Noël et entre ensuite gentiment dans les maisons, et quand il n’y a pas de place, il est suspendu au plafond.
Dès le début, le sapin est décoré avec des belles pommes rouges (qui rappellent aussi l’arbre de la faute d’Adam et Eve), des noix et des fleurs en papier. Le 18ème siècle voit un grand essor du sapin de Noël, le 19ème siècle est celui de l’apparition des bougies. Les pommes sont encore là, parfois dorées, avec des sucreries.
Le sapin de Noël se répand en Europe du nord, et une romancière anglaise raconte qu’en 1836 on vend à Vienne des sapins déjà ornés d’une pomme, d’un fruit sec ou d’un pain d’épices. Selon la légende, l’année 1860 subit une mauvaise récolte de pommes. Les artisans verriers inventent alors des boules en verre soufflé pour les remplacer. A la fin du 19ème siècle, les boules et les santons sont fabriqués en série et dès 1950 les décorations de Noël s’industrialisent et deviennent plus uniformes.
Alors les pommes sur un sapin, c’est un peu un retour aux sources, mais surtout c’est simple et comme c’est beau.
Référence : Alain Cabantous, François Walter, Noël. Une si longue histoire…, Editions Payot & Rivages, Paris, 2016.
La semaine de toutes les célébrations liées à la mort : Halloween, La Toussaint, la fête des morts. Qu’en est-il à Genève ? Tout d’abord, reprécisons un peu tout cela.
Par Anouk Dunant Gonzenbach
La Toussaint est une fête catholique en l’honneur de tous les saints qui a lieu chaque année le 1er novembre, qui est dans certains pays un jour férié.
Il ne faut pas la confondre avec la fête des morts, qui a lieu le lendemain 2 novembre. L’office des morts prend son origine dans la veillée des morts que les premiers chrétiens faisaient à l’exemple des Juifs. Ce jour-là, il est coutume de se rendre au cimetière pour prendre soin des tombes d’êtres disparus et y planter des fleurs. La fête des morts est un rituel pratiqué dans de nombreuses cultures et religions.
Il règne une certaine confusion entre la Toussaint et la fête des morts, car le 1er novembre (Toussaint) étant un jour férié notamment en France, les gens se rendent ce jour-là au cimetière, pour des raisons pratiques.
Là-dessus nous est arrivé des Etats-Unis il y a plusieurs années Halloween, qui se fête dans la soirée du 31 octobre. Il semble que son nom soit une contraction de l’anglais « All Hallows-Even », qui signifie « the eve of all Hallows’day », la veille de tous les saints.
Et en terre réformée, qu’en est-il du rapport à la mort ? On remet à Dieu les défunts, mais il n’y a pas de communication entre les vivants et les morts.
A Genève, à la fin de 1540, des dispositions sont prises pour organiser la cité en fonction des exigences de la Réforme et plus généralement de l’ordre public. Ainsi, une première série d’ordonnances passées en Petit Conseil en 1541 prévoit entre autres, laconiquement: » Les predicans escripre les baptesmes et mariages et l’hospitallier les mors » (1). En effet selon la doctrine calviniste, le rôle du pasteur se termine avec le dernier souffle du mourant et la sépulture ne donnait lieu à aucun acte religieux. C’est pourquoi les registres des décès sont tenus depuis 1545 par l’autorité civile exclusivement, c’est-à-dire par un fonctionnaire qui a été généralement le responsable de l’hôpital, ou le vérificateur des décès.
Calvin lui-même est enterré dans un lieu qu’on ne peut identifier, afin que sa tombe ne devienne pas un lieu de pèlerinage. Pourtant à cette époque la question se pose au lendemain du décès de Théodore de Bèze le 14 octobre 1605 : sa veuve souhaite qu’il soit enterré au cloître de Saint-Pierre et que son corps soit enveloppé dans du linge funéraire puis transporté par des écoliers lors d’un cortège pour lui rendre honneur. Le gouvernement autorise le lieu de l’ensevelissement, mais face aux protestations des pasteurs, qui craignent l’introduction d’une distinction sociale dans les rites funéraires, le rituel est simplifié et le linge funéraire interdit (2).
Aujourd’hui, les pasteurs célèbrent des services funèbres, qui sont des cultes d’Adieu. L’Eglise protestante de Genève ne célèbre pas de rites particuliers durant la cérémonie. Mais le-la pasteur-e ou la famille peuvent proposer des gestes qui ont un sens pour eux ou qui aident à faire le passage. Par exemple, en geste de dernier adieu, la famille peut déposer un texte ou une fleur sur le cercueil.
Le rapport à nos morts n’est donc pas tout simple. C’est sans doute pour cela qu’avec sens des personnes qui travaillent avec la mort tentent de questionner aujourd’hui ce rapport et d’en examiner les rituels dans différentes cultures. Ces questionnements, ces tentatives, ces recherches de sens, ne serait-ce pas des essais légitimes de redonner vie à la mort pour mieux l’appréhender ?
Photo: visite du Cimetière de Châtelaine organisée par le Service des pompes funèbres, cimetières et crématoire de la Ville de Genève, 26 octobre 2024. Un moment passionnant qui nous a été offert par un passionné.
C’est l’histoire d’une journée qui a pour but de réaménager une chambre afin d’accueillir quelques jours une famille, c’est donc l’histoire d’un dimanche où tu te réjouis dès le début d’en arriver à la fin. Parce que rangement implique fatalement tri, et comme souvent chez toi le tri de livres, le douloureux tri de livres. De CDs aussi, pas de quartier, de ces dizaines de dizaines de CDs lamentablement inutiles soigneusement camouflés depuis des années dans, dessous et derrière des étagères. Tu ne les écoutes plus, mais tu les aimes.
Alors tu remplis des sacs de livres (surtout ne pas reculer, ne pas réfléchir, ne pas tourner la première page), tu les harnaches sur ton vélo destination la boite à échanges. Sur le trottoir à côté des voies couvertes, cube de métal gris éphémère récipiendaire de trésors qui se partagent. Tu y déposes aussi pas mal de bandes dessinées (c’est dur, c’est dur) que tu arranges joliment sur le muret à côté de la boite. Trafic de vélos et de piétons qui regardent, posent, prennent, arrêts fugitifs ou concentrés. Les yeux puis les mains qui butinent.
Deuxième trajet une heure plus tard (surtout ne pas reculer, ne pas réfléchir, ne pas tourner la première page de chaque livre). La première livraison entièrement cueillie. Une dame regarde un xylophone en plastic rouge, tape dessus avec la baguette, te dit dans un français hésitant pour mon petit-fils d’un an. Tu regardes l’instrument, les deux rangées de touches sont mélangées, les noires avec les blanches, elle a l’impression que des notes manquent. Alors à côté d’elle tu remets les lamelles dans l’ordre, vous chantonnez ensemble en vérifiant la gamme.
Arrive une autre dame et son petit chien, qui vous demande s’il y a des disques aujourd’hui. Non, mais comme le tri est en cours à la maison, tu lui dis que tu reviendras dans l’après-midi. La musique c’est ma vie, te dit-elle, pourriez-vous me les réserver ? Tu lui proposes de se retrouver à la boite un peu plus tard, mais elle a peur de rater le rendez-vous. Tu suggères alors qu’elle te donne son numéro de téléphone, mais ni elle ni toi n’avez de quoi écrire. La grand-maman au xylophone est encore là, vous lui demandez par gestes un stylo. Pendant ce temps deux personnes déposent leur cargaison, trois choisissent de nouvelles lectures.
Toute une vie bruisse autour de cette boite à échange, qui donne une seconde vie aux choses de chez nous. Pour finir, tu iras livrer les disques à la dame en bas de chez elle, vous discuterez au pied de son immeuble. C’est l’histoire de trois stations à la boite à échanges aujourd’hui, sous le soleil exactement, trois rayons dans une journée qui s’annonçait d’un triste tri, miel d’échanges de mots et de regards qui ne seraient pas venus au monde sans la boite à échange d’objets, c’est l’histoire d’une reine du quartier.
Août 2024 Paru dans Quartier-Libre n. 131, automne-hiver 2024-2025.
Nous ne les lirons plus dans notre journal, les mots du localier, les nouvelles des roses trémières et de leur jardinière, des sentiers au bord du Rhône, la voix des personnes sans-abris. Nous lui souhaitons bonne route, au localier, il reste un vide, et du fond de nous, nous le remercions infiniment d’avoir tout remarqué, de l’avoir relaté, mis en lumière, pour sa plume sur le bitume.
Dans un monde normal, le prochain paragraphe, il serait consacré à la suite, à ce qui continue. Parce qu’à la Tribune, il y a des journalistes – et aussi des photographes – formidables, des personnes aux vraies qualités humaines et professionnelles, celles et ceux que nous aimons lire, que nous avons besoin de lire, qui examinent la vie d’ici, qui font leur travail ici.
Nous ne sommes plus dans un monde normal. Menaces sur la Tribune, profonde inquiétude pour la Julie. Ce joli surnom lui est donné en 1879 par un Georges Favon énervé par sa belle-sœur ainsi nommée, qui préférait «La Tribune» au journal «Le Genevois» de son célèbre beau-frère, homme politique et leader radical. Comme il ne supportait pas de prononcer le vrai nom de son concurrent, Favon a commencé à parler du «journal de Julie» puis de «la Julie». Depuis presque sa naissance, le surnom de Julie colle aux pages de notre Tribune.
Sa naissance : en 1875, l’américain James T. Bates achète le «Continental Herald and Swiss Times», un journal lu par les Britanniques de notre région et lui donne le nom de «Geneva Times». En 1879, le titre se transforme en langue française et devient «La Tribune de Genève». Gros succès populaire, notamment en raison de son prix: 5 centimes le numéro, vendu à la criée. Le premier quotidien romand à un sou.
Et d’un coup d’un seul, tout pourrait être fini. Je ne sais pas ce que j’y peux, à part prendre mon stylo pour écrire en bleu. Pour témoigner que nous vous aimons, toutes celles et ceux qui écrivent et fabriquent la Tribune. Que chercher ce journal dans la boîte aux lettres et l’ouvrir à côté de sa tasse de café, c’est le matin quotidien. La prise de pouls de la vie à Genève. Le cœur ne peut pas s’arrêter. Bonne route au localier, et toutes nos pensées vers celles et ceux de la rue des Rois. Encore espérer.
Par Laurence-Isaline Stahl Gretsch, texte paru dans Vélo. Equilibres en mouvement, éd. Muséum Genève et Favre, 2024.
Poète, écrivaine, archiviste, créatrice d’animations urbaines spontanées et cycliste, Anouk Dunant Gonzenbach endosse avec énergie toutes ces casquettes, et bien d’autres encore. Rencontre avec une artiste engagée qui se déplace sur un vélo soigneusement décoré de fleurs, ce qui suscite de brefs échanges au gré des routes, des sourires partagés, ce qu’elle appelle joliment « des bulles ».
Celle qui « met de la poésie dans la ville » a commencé il y a quelques années, presque comme une blague, à déplacer un sapin de Noël entre plusieurs sites de l’Université. Depuis, le projet a pris de l’ampleur : d’abord une charrette prêtée par Péclot 13, puis une autre rachetée à un vieux boulanger de son quartier, attelée à son vélo, un sapin et des pommes pour décorer l’arbre et pour offrir aux passants, occasionnant de beaux échanges. Depuis 2019, des poèmes issus de son groupe d’écriture sont venus se rajouter aux branches, puis ont fait l’objet d’appel à textes, soigneusement plastifiés et accrochés aux rameaux. Anouk Dunant Gonzenbach a décidé de laisser son vélo attelé tous les jours dans un autre endroit de l’espace public pour que plus de monde en profite, terminant ses trajets à pied.
A l’occasion d’une rencontre avec une enseignante de l’Université Ouvrière, elle décide d’y adjoindre des « mots qui viennent d’ailleurs ». Après avoir présenté son projet à des participant-e-s de cours de français, elle les accompagne dans la rédaction de textes, moment d’intense émotion, pour des migrants séparés de leur famille à l’approche des fêtes. De joie aussi, lorsque les textes sont présentés sur le sapin, avec un partage de thé de de biscuits. Ce projet a également servi de pont avec des activités de Carrefour Rue et de sa publication la Feuille de Trèfle, dans laquelle chacun a pu laisser un texte qui… a également été accroché au sapin de 2023. Ainsi l’arbre est devenu chaque année un peu plus grand et plus lourd, surtout dans les montées. Son parcours est annoncé à l’avance pour que « la poésie résonne à chaque coin de rue de la ville ». Un pot avec papier et crayon donne même la place à l’imagination des passant-e-s qui laissent pour la plupart des messages de paix.
Un blog créé pour apporter des messages positifs et créer du lien pendant le confinement du COVID en mars 2020 est devenu le lieu pour trouver des textes, en plus de ceux publiés notamment sur l’espérance. On y apprend également le parcours de cet étonnant « sapin, à pommes, à poèmes et à roulette » et on découvre d’autres initiatives, comme les « Poèmes du jardin », de celle qui ne pourrait les envisager sans son vélo qui allie « beauté de la liberté et légèreté en ville ».
*
L’ouvrage Vélos. Equilibre en mouvement sous la direction de Laurence-Isaline Stahl Gretsch, Julien Berberat et Alexandre Fiette est paru à l’occasion de l’exposition du même nom au Musée Rath. Cette exposition, coproduite avec le Muséum (MHN), invite le public à une exploration de la bicyclette sous ses aspects techniques, historiques, sociologiques et artistiques. Les commissaires en sont les trois personnes citées ci-dessus ainsi que Giuliano Broggini, Bénédict Frommel, Stéphane Fischer et Pierre-Henri Heizmann. A voir jusqu’au 13 octobre 2024. A voir absolument, cette exposition est riche, magnifique, réalisée par des spécialistes. Ne manquez pas le vélo réfracté en des milliers de pièces par Giuliano Broggini au sous-sol, une oeuvre d’art en soi.
Suite au cri du cœur au sujet des bornes en bibliothèque, nous ne pouvions en rester là. Alors est née, par un collectif d’habitantes et d’habitants de la Ville une pétition, intitulée «Pour le droit d’emprunter et de rendre des livres en toutes circonstances aux bibliothécaires dans les bibliothèques municipales de la Ville de Genève et pour favoriser les liens entre public et professionnel.les ».
Le contexte
Depuis une dizaine d’années, les bornes automatiques qui permettent l’emprunt et le retour des livres sans contact avec un.e bibliothécaire ont fait leur entrée dans les bibliothèques municipales. Une telle machine peut ponctuellement satisfaire des besoins d’emprunter un livre en toute discrétion ou de rendre un document rapidement si cela est nécessaire.
Dans un article intitulé « Les machines appelées à rendre les bibliothèques plus humaines » paru dans nota (le journal des bibliothèques municipales, Genève, ville de culture, n. 6 septembre 2023-janvier 2024), il est annoncé qu’à terme les bornes vont se multiplier et que les bibliothécaires n’auront plus le droit d’effectuer les emprunts et retours de livres mais que le public sera obligé de faire ces deux opérations auxdites bornes. L’argument principal avancé dans l’article par les promoteurs de cette évolution est de libérer du temps de « manutention » des bibliothécaires afin de leur permettre d’interagir davantage avec le public.
Notre position
Cet argument va à l’encontre des missions de base des bibliothèques, qui sont de renseigner le public, le conseiller et le former à l’utilisation des bibliothèques (Règlement d’utilisation des bibliothèques municipales LC 21 631.1 du 1er octobre 2016). En effet, le cœur du métier de bibliothécaire est le conseil, qui s’effectue en premier lieu lors de discussions pendant les opérations de prêt et de retour des livres. Le premier lien entre les bibliothécaires et les usagères et usagers se tisse lors de ces moments. Et qui mieux que les bibliothécaires peuvent contribuer à accompagner dès le plus jeune âge leur public dans ce monde où l’éducation à l’information est un enjeu sociétal majeur ?
De plus, remplacer des personnes par des machines aura pour conséquence une perte des compétences professionnelles et le risque d’engendrer des compressions en personnel. Enfin, la multiplication des machines, leur entretien et leurs remplacements va au rebours de toute considération sur le développement durable.
Les liens et les échanges entre les personnes, les conseils donnés par des professionnel.les compétent.es, l’éducation à la recherche documentaire ainsi que la lecture gratuite sont des fondamentaux à préserver. Nous sommes persuadé.es que les activités de prêt et de retour des documents auprès des bibliothécaires sont les bases de toute médiation culturelle en bibliothèque et un service public à conserver.
La pétition demande que
Les bibliothécaires restent les interlocuteurs privilégiés et incontournables pour les opérations de prêt et de retour des documents.
L’installation des bornes automatiques dans les bibliothèques soit limitée au strict nécessaire (une borne par bibliothèque).
Cette pétition a été envoyée munie de plus de 250 signatures à la Commission des pétitions de la Ville de Genève. Le texte se trouve ci-dessous. Parallèlement, Laurence Corpataux, conseillère municipale, a déposé une question écrite au Conseil administratif sur le même sujet.
Encore et toujours, s’indigner
On pourra répondre qu’il ne faut pas aller contre son temps, que ces évolutions sont inéluctables, qu’on en serait encore au boulier si le monde n’était pas allé de l’avant. Certes. Cela a beaucoup remué dans la tête. Mais nous pensons profondément que chaque cassure de lien humain mérite que l’on s’indigne. Comment doit être le monde dans lequel nous souhaitons vivre ?
Le spectacle «Dire la ville». Jeudi dernier à l’Alhambra, la Fanfare du Loup, le Théâtre Spirale et le Chœur ouvert ont dit la ville. Dit, chanté, dansé même, et pour les citer, tout cela dans un «grand charivari intergénérationnel et impertinent». Les jeunes ont murmuré, crié, articulé, donné leurs mots, cela aurait pu être un peu déprimant, cela a été joyeux. Joyeux, avec leurs sourires en forme d’ancrage et d’espérance. Une formidable énergie issue d’un formidable projet.
Joyeux, sauf la fin. Reprenons au début. L’entrée sur scène des artistes se fait depuis le fond de la salle, en un cortège musical décoré par d’immenses lampions blancs, de la poésie à l’état pur. Ces lampions, ce sont les élèves des classes d’orientation professionnelle 219 et 220 qui les ont réalisées. Dire la ville a intégré dans ce projet un travail artistique et d’écriture avec ces classes. Il en résulte un très bel objet, une petite publication qui contient des textes écrits par ces élèves. Des récits de migration.
Joyeux, sauf la fin. Parmi ces élèves, Ali. Ali, jeune requérant migrant, a mis fin à ses jours en décembre dernier. Comme plusieurs avant lui. Genève n’a pas réussi à faire attention à sa détresse. Au bout de deux ans de ce qui aurait pu être la construction d’un avenir, nous l’avons enterré avec ses rêves. Dire la ville lui est dédié, une chanson lui est adressée. Le théâtre entier le pleure, à la fin. Il reste ses mots, inscrits dans la petite publication. «En Afghanistan j’étais berger. Je voulais aller à l’école. En Afghanistan, il n’y a pas d’école. Je suis parti quand j’avais douze ans. […]. Ma mère était très triste. Mais je lui ai dit au téléphone: c’est comme ça.»
Genève a les moyens de prendre mieux soin de ces enfants venant de si loin au prix de tant de dangers. Traumatismes. Genève pourrait faire autrement que refuser des permis de travail à des jeunes qui sont désespérément en attente d’une réponse à leur demande d’asile. Ali et les autres perdent leur sourire, choisissent les étoiles. Je ne peux pas me résigner à dire «c’est comme ça». Genève ne peut pas être comme ça.
Il y a Léonore qui venait chercher son poulet grillé le samedi matin Ma mère le lundi, la salade de carottes pour ses petits-enfants Jules à qui il avait recommandé les brochettes, Jules en prenait depuis chaque fois Le gratin qui a tant dépanné nos midis Le petit mot pour les enfants (c’est à eux qu’il rendait la monnaie) Il y a un quartier entier qui aimait y entrer Chez notre boucher du Beulet
Un apprivoisement, petit à petit Les yeux, ce bleu clair malicieux Non, c’est trop cher, prenez plutôt ce morceau-l Et parfois un café à côté La chance de recevoir quelques souvenirs d’autrefois, les Grisons De notre boucher du Beulet
Il y a un savoir-faire qui nous épatait parce que ça se perd, le savoir-faire Produits de qualité, les conseils avec – quand on emménage, on ne sait pas tout- Ah, les feuilletés à la viande, comment on va faire sans Comment on va faire sans Notre boucher du Beulet
Devant la vitrine, laisser son vélo décadenassé Echanger de l’humour, acheter les steaks hâchés A samedi, belle soirée, vite rentrer C’est trop bien d’avoir un boucher à côté Pas n’importe qui Notre boucher du Beulet
Un lieu où l’on cause On se croise on se donne des nouvelles On se raconte la rue, l’école, enfin tout quoi Il y a toujours quelqu’un, une voisine Deux habitants, trois mamans, plusieurs langues Chez notre boucher du Beulet
Et maintenant il nous laisse La vitrine est éteinte Une histoire écrite Le vide est immense Un trou dans le quartier Qui dit son désarroi, sa reconnaissance, Qui se souviendra De notre boucher du Beulet
16 octobre 2023 Paru dans Quartier-Libre n. 130, printemps-été 2024.
Cette année, le sapin à pommes, à poèmes et à roulettes rencontre la Feuille de Trèfle. Partages de Noël
Par Anouk Dunant Gonzenbach
Le sapin à pommes, à poèmes et à roulettes déambule depuis plusieurs années dans les rues de Genève la semaine précédant Noël. Il offre aux passantes et aux passants qui passent des mots, en toute simplicité. Cette année, ce projet est porté en collaboration avec la Feuille de Trèfle.
Chaque jour, le sapin s’est posé dans un lieu différent ; chaque jour, pendant environ une heure, nous avons été présents autour de lui et l’on a entendu des poèmes à tous les coins de rue !
Itinéraire du sapin:
Lundi 18 décembre de 10h à 18h: place du Bourg-de-Four (présence de 14h à 15h)
Mardi 19 décembre de 10h à 18h : place du Rhône, à la sortie du Pont des Bergues (présence de 14h30 à 15h30)
Mercredi 20 décembre de 10h à 16h: devant la bibliothèque de Saint-Jean. A 16h30 devant le théâtre de Gaspard: lecture de textes et thé, tout le monde est invité en toute simplicité!
Jeudi 21 décembre de 10h à 18h : place Rüth Bösiger – angle pont de la Machine et quai des Bergues (présence de 12h30 à 14h)
Vendredi 22 décembre de 10h à 17h : place du Molard, côté rue de La Croix-d’Or – annulé pour cause de pluie
Samedi 23 décembre de 10h à 17h : devant la Coop de Saint-Jean
Lecture partagée, bougies et thé:
Le mercredi 20 décembre à 16h30 devant le théâtre de Gaspard, nous avons partagé poèmes et thé chaud, un moment de lecture en toute simplicité:
Les passantes et passants ont ajouté leurs mots au sapin, parmi ceux des poètes:
Une trentaine de poètes de toujours et de troubadours d’un jour ont répondu à l’appel à tremper leur plume dans la nuit noire de décembre pour l’éclairer avec des mots. Tous ces textes accrochés au branches du sapin, seront également publiés dans un numéro de la Feuille de Trèfle : Gabriella Baggiolini ; Marc Desplos ; Eveline Monticelli ; Linda Cara-Jacobi ; Claude Bonard ; Pierre Jaquier ; Brigitte Frank ; Françoise Favre-Prinet ; Stéphanie de Roguin ; Huguette Junod ; Maurice Gardiol ; Annette Zimmermann ; Ariane Freymond ; Philippe Constantin ; Philippe Rebetez ; Renaud Rindlisbacher ; Lux ; Anouk Dunant Gonzenbach ; Elizabeth Grech ; Philippe Bonvin ; Stéphanie Fretz ; Julie Barbey Horvath ; Renato ; Ana Mata Buil ; Marie-Hélène Groux ; Mladenka Perroton-Brekalo ; Sylvain Thévoz ; Poétesse D.V.; Carole Lavenant et Colibri.
Parce que l’esprit de Noël, pour moi, c’est créer des liens. Des liens avec les personnes qui écrivent mais aussi avec les personnes qui s’arrêtent devant le sapin pour lire les textes. Des liens brefs mais authentiques. Quelques phrases, des sourires, et une compréhension immédiate de l’instant qui se vit.
Anouk au micro de Jean-Marc Richard au sujet du sapin à pommes lors de l’émission La Ligne de Coeur (RTS) du 12 décembre 2023:
Le numéro spécial de la Feuille de Trèfle n. 150
Le 28 février 2024, nous avons fêté au Codebar la parution du numéro de la Feuille de Trèfle qui contient tous les textes du sapin. A cette occasion, nous avons également verni la nouvelle ligne graphique du journal!
La Feuille de Trèfle, journal fondé en 1993 par Carrefour-Rue, parait six fois par an dont un numéro spécial sous forme de calendrier. Ecrit et réalisé par une équipe composée de personnes vivant dans la précarité et de bénévoles, le journal permet grâce à sa vente devant l’entrée de supermarchés, à des personnes démunies de se procurer un petit revenu tout en étant source de contacts.
Pourquoi unsapin à pommes à poèmes et à roulettes ?
Pour le Noël 2014 est née l’idée du sapin à pommes mobile, à l’origine dans le cadre des événements de Noël organisés par l’aumônerie de l’Université de Genève. Le sapin a accompagné ces Noëls pendant cinq années en roulant dans la cité, distribuant des pommes aux passants et aux étudiants.
Il a provoqué de beaux échanges, des dialogues surréalistes, des interpellations amusées, un intérêt sincère. Sa simplicité a désarmé. On ne s’y attendait pas du tout. Nous avons découvert qu’offrir une pomme et un sourire, souvent, c’est juste ça, l’esprit de Noël.
En 2019, le sapin a ajouté des poèmes sur ses branches. Un dimanche après-midi de décembre, nous nous sommes réunies, un bouquet de femmes, autour d’une table de la Treille dans le cadre d’un laboratoire d’écriture pour une lecture de textes; ces textes ont ensuite été suspendus au sapin avec des rubans. Ce sapin à pommes à poésie à roulettes a circulé dans les rues de la ville, de la poésie a ainsi été offerte aux passants pendant toute la semaine précédant Noël.
En 2020, il n’était pas possible de se réunir. Sur ce blog est alors né le projet du calendrier de l’Avent en poésie: un texte ou poème par jour, sur le thème du sapin, de la pomme, de l’étoile, de l’hiver ou de Noël, ou même de n’importe quoi, mais illuminé par une lumière positive, écrit par des autrices et auteurs différents. Suite à un appel a texte, un texte a été publié chaque jour sur le blog, comme une porte de calendrier à ouvrir. Puis chaque texte et poème a été imprimé et suspendu à un sapin à pommes ambulant tiré par un vélo qui a circulé dans les rues de Genève avant Noël.
Pourquoi des pommes sur le sapin ? petit retour historique
Simplicité. Qui vient de loin, on n’a rien inventé. Voici un bref résumé, tiré du livre de mon ancien prof de l’Uni François Walter et d’Alain Cabantous. Dès la fin du Moyen Age, on met des végétaux aux fenêtres de maisons au milieu de l’hiver, mais cela n’a encore rien à voir avec Noël, on se protège comme cela des mauvais esprits, des sorcières et des démons. Puis on commence à disposer des arbres dans l’espace public et le sapin est choisi, le seul qui est vert en hiver, symbole de vie, et c’est plus joli d’avoir du vert qu’un tronc tout nu.
On est alors en 1521 à Sélestat en Alsace, où les archives gardent la trace d’un sapin coupé qui sert de décoration. Le sapin devient associé à la fête de Noël et entre ensuite gentiment dans les maisons, et quand il n’y a pas de place, il est suspendu au plafond.
Dès le début, le sapin est décoré avec des belles pommes rouges (qui rappellent aussi l’arbre de la faute d’Adam et Eve), des noix et des fleurs en papier. Le 18ème siècle voit un grand essor du sapin de Noël, le 19ème siècle est celui de l’apparition des bougies. Les pommes sont encore là, parfois dorées, avec des sucreries.
Le sapin de Noël se répand en Europe du nord, et une romancière anglaise raconte qu’en 1836 on vend à Vienne des sapins déjà ornés d’une pomme, d’un fruit sec ou d’un pain d’épices. Selon la légende, l’année 1860 subit une mauvaise récolte de pommes. Les artisans verriers inventent alors des boules en verre soufflé pour les remplacer. A la fin du 19ème siècle, les boules et les santons sont fabriqués en série et dès 1950 les décorations de Noël s’industrialisent et deviennent plus uniformes.
Alors les pommes sur un sapin, c’est un peu un retour aux sources, mais surtout c’est simple et comme c’est beau.
Référence : Alain Cabantous, François Walter, Noël. Une si longue histoire…, Editions Payot & Rivages, Paris, 2016.
Revenons sur le sujet des bornes. En bibliothèque, cette fois. Je prends celle de mon quartier, la bibliothèque municipale, un étage adulte, un étage enfant (enfin c’était avant, maintenant c’est des espaces). Les miens d’enfants, depuis qu’ils sont petits, ils empruntent des livres, participent à tous les ateliers géniaux organisés par les super bibliothécaires, se croient comme à la maison.
Et puis, insidieusement, des bornes sont apparues. Plus possible d’emprunter un livre au guichet, il faut aller à la borne. Comme drillés, les bibliothécaires, il me semble à contre-cœur souvent. Peut-être qu’on leur a dit que cela libère du temps pour d’autres tâches, comme la médiation culturelle, le graal du graal. Je soupçonne quand-même que derrière tout ça, il y a une pensée un peu économique, quand il n’y aura plus que des bornes, ça fera des sacrées économies de personnel. La pire des dystopies : petit à petit, comme dans les grandes surfaces, comme face à l’automate My Post 24, nous serons face à des machines et plus à des êtres humains. Et il n’y aura plus de vrais bonjour-aurevoir.
L’importance d’une bibliothèque municipale, donc de proximité, moi j’ai toujours cru que la base, c’était un échange entre, disons, un enfant qui rend un livre, qui dit ce qu’il en a pensé, qui demande un conseil, qui est tout content parce que la bibliothécaire qui le connaît depuis qu’il a deux ans va chercher le bon livre, puis recommande à l’enfant suivant ce que le précédent a bien aimé. L’enfant, maintenant, il se retrouve face à une borne.
A l’étage du bas, aux adultes, moi je triche. Parce que je les aime bien, mes bibliothécaires. Au fil du temps, on se connaît, on se refile des tuyaux de vacances au moment d’emprunter un guide, ils et elles me font découvrir de nouvelles parutions. Alors je triche, je ne vais pas à la borne. J’ai l’impression de faire un acte rebelle. Je revendique l’importance de rencontrer une personne humaine plutôt qu’un écran. Envers et contre tout, je continue de penser que la meilleure des médiations, à la bibliothèque, c’est un échange entre deux personnes.
Le soir tombe, il est déjà pas mal tombé, des nuages flottent bas sans recouvrir complètement le bleu obscur du ciel, vous voyez ? La lune brille déjà. Je remonte à vélo le long des voies, depuis l’ascenseur jusqu’au pont des Délices. Vous voyez ? Moi je ne vois plus les Délices. Je regarde à gauche, puis à gauche de la lune qui brille droit en-dessus de l’ilot central de la rue de Saint-Jean.
Mon vélo a dû s’égarer sur le chemin de Traverse, me voilà à Poudlard. La tourelle qui domine. Gryffondor dedans. Le vélo qui monte le chemin de Traverse, la lune là-haut au-dessus à gauche, à la gauche de la lune la tour du château dans la pénombre. Vous voyez ?
Il faut que je prenne une photo (alors je dois poser le pied). C’est une parenthèse dans la montée. J’aime les parenthèses. Elles précisent parfois ce qui ne vient pas, tout nu, dans une phrase. Je prends soin d’ouvrir et de refermer délicatement les parenthèses, comme on monte dans un train. Poser doucement le pied à terre, à côté de la pédale. Ma fille estime que je ne dois pas mettre de parenthèses, c’est injuste pour les mots qui s’y trouvent. Tous les mots ont la même valeur.
Je crois que la photo ne sera pas très bonne, elle ne rend pas la réalité. Fichu téléphone. C’est parce que ce n’est pas la réalité, c’est la magie. Vous voyez ? Rangement de l’appareil dans la poche. C’est vaste une poche, de toutes les images pas prises. J’aimerais trouver une jolie photo. Demander à Alessandro, de la bibliothèque, il collectionne les cartes postales anciennes. Les images d’avant.
Je ne sais pas si c’est avant. Magique. Pierre Varcher, dans le grand livre, écrit qu’elle est une tête de proue, la tourelle. L’entrée du quartier. Il n’a pas dû lire Harry Potter. Elle est un vaste refuge. Enfin si seulement.
Un bruit d’étoile déchirée. Non, un bus qui démarre. La construction de la tourelle a démarré il y a cent dix ans. Avant il y avait un petit bois. Au lieu de le ranger, ils l’ont chassé, peut-être est-il allé voir ailleurs. Sur la carte postale ancienne d’Alessandro, parce qu’il en a vraiment beaucoup, je vous ai dit ?, sur cette photo donc qui est prise depuis l’endroit exact où je me trouve, on ne voit pas de voitures, c’était avant, mais un vélo qui descend la rue, des personnes à pied, beaucoup, un petit enfant . Sans bruit. Ce n’est pas écrit croissanterie, mais crèmerie. Le long de la crèmerie, la largeur du trottoir abrite des arbres.
J’aime bien la vision du bol de crème, en bas de la tour. Numéro 58. Le petit garçon de la carte postale trempe ses lèvres dedans, je lui essuie ses moustaches de mousse. Mais comme c’est le soir, vous voyez, il ferme les yeux et s’endort. Je ne sais pas si Jaques-Dalcroze a déjà écrit sa chanson « dans les jardins de Satigny », mais je la lui chante quand-même.
Il est grand temps de quitter le chemin de Traverse, de pédaler à nouveau, de rentrer à la maison. La lune brille toujours, vous voyez ?
*
Paru dans Quartier libre 129, automne-hiver 2023-2024
La carte postale ancienne provient de l’ouvrage de référence: Pierre Varcher & Jean-Pierre Keller, Saint-Jean-Charmilles entre hier et aujourd’hui. Une histoire de quartier, Genève, 2015, p. 121.
Au début du printemps, nous avons lancé l’appel à texte ci-dessous. Des autrices et auteurs ont répondu et proposent ainsi des textes sur le thème « le quotidien, ici et là ». Certaines personnes nous ont aussi envoyé des poèmes choisis dans des recueils aimés, que nous avons également semés.
Réaliser un jardin de poèmes à planter près de chez soi. Les textes, écrits pour l’occasion ainsi que cueillis dans des recueils, seront imprimés un à un et fixés chacun sur un fin piquet (le piquet pour la tige, le poème pour la fleur). L’ensemble sera planté dans un coin de terre dans le quartier de Saint-Jean. Ce « kit » pourra être reproduit en plusieurs exemplaires pour être planté aux endroits de la ville qui nous/vous viendront à l’esprit.
A l’invitation de la librairie C. Pages, les poèmes sont arrivés en vitrine en vélo-cargo le mercredi 14 juin, pour une dizaine de jours. Ils accompagneront le vernissage du livre Des carrés à la craie, par Anouk Dunant Gonzenbach, éditions Ouverture, qui aura lieu le vendredi 16 juin à 18h en présence de Maurice Gardiol, éditeur et de Lisa Mazzone, préfacière.
Lecture des poèmes de jardin au Codebar par Claude Thébert en présence de plusieurs poètes le mercredi 28 juin à 17h30
Vince Fasciani et le Codebar reçoivent les poèmes de jardin et invitent à une lecture au Codebar, 10 rue Elisabeth-Baulacre à Genève. Un immense merci à Carrefour-Rue&Coulou ainsi que Natacha d’avoir organisé ce très beau moment.
Ecoutez sur Radio Sans Chaîne (cliquer ici) l’émission réalisée par la fantastique Jeylie lors de ce riche événement! Elle dialogue avec Claude Thébert, Françoise Favre Prinet et Anouk Dunant Gonzenbach.
Photos au Codebar: Riccardo Willig
Les poèmes de jardin dans le jardin du temple du Petit-Saconnex, 11 juin 2023
Le 11 juin, les poèmes ont été installés dans le jardin du temple, en pleine vue des passants qui passent.
Le dimanche 2 juillet a eu lieu un « culte autrement » laïque à travers un dialogue vif entre la parole des poètes d’aujourd’hui et la parole millénaire et neuve des psaumes, avec Olga Grigorieva au piano.
Un jour, faire les commissions à la Coop du coin, même arriver jusqu’à la Coop du coin pour faire tes commissions te parait un exploit plus extraordinaire que de monter l’Everest par la face nord sans assistance et sans oxygène. Ce jour-là, tu es maman pour la première fois et tu sors pour la première fois toute seule avec ton bébé de six jours dans la poussette. Tu as franchi l’Everest.
Tu comprends petit à petit le bonheur d’habiter un quartier qui est un village, tu vas chez le boucher, au marché (en ce temps-là il existe encore), chez Tina, tu vois du monde, le monde admire ton bébé, les gens sont tous formidables, tu parcoures le Beulet dans tous les sens, tu passes du temps à la pharmacie, tu aimes les pharmaciennes, le boucher, Heinz et Danielle du marché, tu aimes les gens. C’est juillet, tu t’enhardis, tu te poses sur le rebord des voies couvertes, tu pousses doucement la poussette en avant et en arrière, tu regardes ton bébé dormir. Tu as de la chance, les smartphones n’existent juste pas encore, tu passeras tout ton congé à regarder le visage de ton petit bébé.
Tu ne sais pas encore que plus tard, il te demandera comment fait le robot pour se gratter les jambes quand ses boutons le démangent car il a les bras trop courts.
Tu explores un peu plus loin, tu découvres le parc des roses, certains l’appellent le parc des chats, la vue sur la Bâtie, le Rhône qui n’en a que faire. Tu prends l’habitude d’allaiter au parc des roses. C’est si paisible. Tu manges un flanc au caramel au parc des roses, tu échanges des sourires avec les promeneuses, tu es protégée par l’ombre d’Ermenonville, par toutes les femmes plus âgées qui passent, par l’été de Saint-Jean. Tes yeux ne quittent pas ton bébé.
Tu ne sais pas encore que plus tard, il te demandera comment c’est les poumons à l’intérieur d’un serpent.
Tu le portes dans l’écharpe, tu déambules au Promeneur solitaire, des tas d’enfants jouent dans la pataugeoire, dans les cabanes, au toboggan, tu entends les cris des enfants, tu écoutes ce bruit du monde, un des seuls qui vaille la peine, mais c’est encore trop tôt pour tout cela, tu remontes au parc des roses, tu allaites ton tout-petit.
Tu ne sais pas encore que plus tard, il te demandera si l’infini de un est plus petit que l’infini de deux.
Aujourd’hui, bien plus tard, entre ordres du jour et rendez-vous à prendre, entre rapports administratifs et sparadraps, entre deux coups de pédale, aujourd’hui que tu es devenue une tisserande du quotidien, tu aimerais bien prendre des morceaux de temps et les déplacer, revenir sur le banc du parc des roses, n’avoir rien à faire que de regarder cette vue et te consacrer entièrement à ce bébé. Tu as l’impression que tu as allaité le temps d’un point-virgule. Et dans ton cœur, tu remercies le parc des roses.
* Paru dans Quartier Libre n. 128, printemps-été 2023
Des autrices et auteurs proposent ainsi des textes sur le thème « le quotidien, ici et là ». Certaines personnes nous ont aussi envoyé des poèmes choisis dans des recueils aimés, que nous avons également semés. Un projet de virusolidaire.ch et du Théâtre du sentier .
Poèmes de jardin:
* je regarde autour de moi pour m’assurer que les amoureux avancent à leur rythme la vie est calme et le ciel dégagé maussade et silencieux je cherche un abri pour me protéger des coups durs je quitte la nuit pour pénétrer dans le jour je me lève en ce beau matin si ce n’est là ailleurs nulle part de la joie on en trouve partout c’est commun et bon marché je ne suis pas en position de faire le difficile de la joie pour tous de quoi réparer des siècles de tristesse Vince Fasciani
*
Fragilité vibrante Ma petitesse dans l’Univers Oisillon insatiable prêt à jaillir vers monts et merveilles Gabriella Baggiolini
*
Fissure Situé entre la table et le plan de travail, il y a dans la cuisine un carreau fissuré depuis 15 ans. Fendu sur toute sa diagonale, il a vu au fil des ans s’éloigner, centimètre après l’autre, le visage des enfants. Témoin des repas à géométrie variable, il a tout entendu : rires, engueulades, échanges musclés de points de vue, chagrins et mots qui consolent. Quand l’appartement était neuf sa fissure semblait signifier, avec un peu d’avance, l’impermanence des choses. La zébrure a un peu noirci en son centre mais dans son imperfection, elle n’a que peu changé. Patinée depuis son origine par les mêmes cinq paires de pieds, la fracture du carrelage saumonée pourrait raconter < les fêlures que le chagrin a imprimé dans la famille. Caressée par les glissades des cuisiniers en plein coup de feu, ce sont les larmes de nos fous rires qu’elle pourrait aussi partager. Sylvie Fischer
*
Je voudrais être une victime Pour oser crier enfin Avant de devenir La folie des autres
Dans le deuil du silence renouvelé chaque jour La nature me dit ne pouvoir lutter Contre ma nature ni choisir Mon destin contre le hasard
Ici les châteaux hantent leurs fantômes Et les moindres de nos paroles Sur le miroir de la raison Me rappellent que la liberté Est une provocation Philippe Constantin
*
Ici et là saisonnier Ici le Printemps, Avant-goût de fruits Le jour, enfin, rendu Plus fort que la nuit Ici l’été, Entre rayons de cancer Et chaleur pour l’hiver Jouer à ombre et lumière Là l’automne, Feuilles posées sur la brume Noces de sang, noces de vin Un avant-goût d’amertume Là l’hiver, Sur l’étang, la myrrhe alunit Air de Purcell, rien à faire Saison de la paresse impunie L’hiver encore, Dévisager, creuser son mystère Qu’elle-même peut-être ignore Pierre Jaquier
*
Primevères Primevères, primevères C’est la fin de l’hiver, Vous êtes là, discrètes, Émaillant de lumière la prairie à peine verte. Primevères… «prime-jaunes, Maman !» Disait notre cadette du haut de ses trois ans ! Logique, merci Chérie, tu voudrais un bouquet ? La tige est courte, et ne tiendrait Dans aucun vase. Elle veut sa terre Et ne se plait qu’en pot, la brave primevère. Alors tu prends la motte Délicatement l’empote. Arrose-la souvent, et son jaune permanent Égayera longtemps ton p’tit appartement ! Enfin, à Pâques, de belles éclosions Célèbrent le printemps et la Résurrection. Tu reposes ta plante, heureuse, en pleine terre : Des morceaux de soleil dans la fraicheur de l’air ! Monique Dunant
*
Elle, au jour le jour. Elle a saisi son violoncelle, face à la fenêtre ouverte sur les lilas de la nuit, elle joue, sa joue pressée sur la volute d’érable, l’archet pulsant la voûte d’étoiles.
Au seuil de l’aujourd’hui et du lointain, elle sauve le vent pleurant que tous maudissent, le blottit entre son pull et sa peau, le porte à son souffle, l’emmène dans la rivière de ses cheveux. Elle sort par le jardin, suspend à une branche la lanterne jetée à terre, d’un pas léger prend la rue des lierres, délace les ombres de l’emprise jalouse du quotidien. Derrière les clôtures, elle entend les liserons se faire la belle, aux milles miroirs des gouttes de pluie, elle boit le soleil, l’osier du panier sur la hanche, elle se rend au marché. Entre ses paumes elle roule l’ambre des oranges, l’or des citrons, les paroles des passants, les pleurs des enfants, les roule entre ses paumes, nues et claires, les roule, les enveloppe de lumière. L’abondance la chavire. Elle boit un café, laisse deux pièces de monnaie, au revers du ticket, écrit un poème pour qui elle ne connaît… La serveuse sourit, elle sait… Au jour le jour, elle donne à la réalité une autre réalité, elle intervertit le temps et la présence, elle écarte la vie agitée… Elle s’inquiète de la lumière, frémit pour elle, la désenlise, la désaltère, la dépoussière, la libère, la tire de la noyade, du vide où elle s’est agrippée. Pas un conte de nourrice !… Un manifeste d’étincelles, une folie, une passion, une timidité sublimée, une lumière à affranchir, à relever, à embrasser, une lumière où respirer. Au jour le jour, elle éclaire ce qu’elle aime. Françoise Favre-Prinet
*
Le quotidien, ici et là Il n’y a ni futur, ni passé dans la vie Il n’y a que du présent qu’une hémorragie éternelle de présent L’attente de Dieu, c’est déjà Dieu tout entier… Christian Bobin in La part manquante, chap. 3
A présent, toujours là Dans le bruissement des jours et des pas Même lorsque je me sens las Une main tendue me hissera Un sourire-tendresse m’ouvrira
Au quotidien, toujours présent Entre l’alpha et l’omega de chaque instant Voguer tel un veilleur itinérant Attentif au surgissement de l’A-venir en ce temps Comme un appel à demeurer résistant Maurice Gardiol
* En terre Quand cela a-t-il commencé et comment tout cela a-t-il fini ?
Ta langue autel à poussières découvre l’herbe printanière ton doigt mesure le cadre d’allumettes l’ampoule dévissée du soleil en terre
Étranges lumières sous tes paupières de la fin à l’enfance estime ta chance d’avoir été ne crains plus de brûler de retourner au rien ossuaire
Devant les taupes sous les souris et les cerfs plus de pénombre ou de peurs te voilà vu de la lumière libéré du temps du moi de l’être
Tout ce qui ne fut pas compris pas pleuré pas hâché est devenu prière rivière
Des racines font battre ton cœur les fougères bercent tes artères ton sang devenu rosée
Rien ne meurt rien ne dure tout fleurit et se fâne se greffe et s’engraine en terre Sylvain Thévoz
*
L’odeur d’un matin de fin de printemps rosée gorgée d’herbe parfum de la couleur des jeunes fleurs de la chaussée qui se réveille Mais pourquoi
l’odeur d’un matin de fin de printemps ne dure-t-elle pas toute la journée ? Anouk Dunant Gonzenbach
*
Les rapaces La buse plane Le gypaète plane Le faucon plane Le milan plane Mais qu’est-ce qu’ils prennent tous ? Jean-Luc Fornelli
*
Vida de Sísif Llevar-se, treballar, menjar i fer que en mengin d’altres, tenir problemes i resoldre’ls, o potser no; tirar endavant fins caure al llit, esgotada. Mirada així no té sentit, aquesta vida de Sísif, però hi ha coses que no he dit: la fresca del matí, les mirades d’entesa, el gust per fer el que cal, la bellesa i que a Sísif, la pedra, sovint li sembla lleugera. Alba Tomàs Albina
*
La flor de amarilis La flor más bella agota el bulbo. El blanco impoluto sale del marrón. Los pistilos se abren, amarillos, puros, y luego se repliegan como un trombón. El rosa delicado de las flores grandes despliega un enigma de orgullo invernal. El bulbo se encoge, mengua, se recoge, huecas capas secas caen hasta el final. Dar la vida como un bulbo de amarilis que de la flaqueza engendra un nuevo tronco con su lanza verde, henchida, una promesa, la llama infinita que se abrirá al sol. Ana Mata Buil
*
(bribes) on raconte l’histoire d’un jardin magnifique un jardin d’où l’homme a été chassé par la connaissance on raconte cette histoire comme si elle avait déjà eu lieu pourtant c’est une mise en garde et le jardin n’a jamais été imaginaire Alexandre Correa Après l’Europe, éd. Torticolis et frères, 2021.
*
Ici pain quotidien là peine quotidienne marcher de l’une à l’autre marcher danser courir et parfois s’arrêter entre la glycine de mai la main tendue de Michaël près du petit mur la poste où déposer un colis de 5 idioms 5 dunnas avant de jeter dans la benne le verre qui se brise dans un éclat de rire
mais là-bas, près du Rhône comment éviter la plaque où le nom de Bartolomé Tecia n’en finit pas de crier ?
poème quotidien j’écris je ris je crie Denise Mützenberg 2 mai 2023
*
Les fenêtres Derrière des fenêtres closes d’immeuble en immeuble £des regards se croisent s’évitent ou s’épient en silence profitant des courants qui s’engouffrent dans la cour des oiseaux jaillissent virevoltent et dansent ivres de joie leurs chants résonnent contre les murs de béton subjugués par ces cascades de notes les voisins ouvrent leurs fenêtres et leurs cœurs. Philippe Bonvin
*
« C’est un loup. Ou bien autre chose. Ou pas. Peut-être. » Pisteurs amérindiens du Grand Nord, les Gwich’in, cité par Nastassja Martin
Recouvrer l’humus
Nous étions faits, peut-être, pour autre chose, tu sais.
Nourris de vains soupirs de la tenaille aigre des désirs défaits du maillage des impératifs qui – inextricablement – se resserrent Cadenassés malgré nous dans un horizon de pétrole, de bitume et d’acier Nous entendons à peine à présent le cri silencieux qui s’échappe des oiseaux celui des fleurs qui meurent du glacier qui expire.
Dans l’incertitude de nos traces Qui lira l’horizon de ce qu’il nous reste à vivre À humer À brasser Entre terre et mer forêts et vallons Combien de cailloux encore à avaler pour que l’amertume de ne pas être ce que nous sommes cesse ?
Quelle part de sauvage demeure en nous ? Et sous quelle honte, paraissant si précieuse, l’avons-nous enfouie ? […] lire la suite dans la Revue Pourtant Marc Desplos
*
Vol d’oiseaux Un battement Surgit de derrière Un groupe d’oiseaux Ailes déployées Silhouettes blanches noires grises Se découpent sur le Salève Les arbres les nuages En contraste Le groupe tourne Autour d’un sapin Revient Repart… Son souffle À son passage Son silence Quand il s’éloigne Battements d’ailes en rythme En des formes diverses Tourne autour d’un sapin S’élance au loin Tourne autour du sapin Repart revient Piqués croisés planés Chorégraphie Comment font-ils pour ne pas se heurter ? Trois oiseaux s’envolent au loin L’un d’eux revient Franchit l’essaim Se retrouve seul Les deux autres Exécutent une danse solitaire L’essaim revient Tourne Revient encore Souffle et silence Cœur immense Silhouettes mobiles Sur fond violet vert gris blanc Souffle et silence Chorégraphie du temps Retenu dans les ailes… Huguette Junod
*
Météo à deux voix
Germinales Le terreau du sommeil est encore tiède. Dans cet espace naturel hors-sol, à l’instant de l’éveil, je scrute la levée des mots. Je les admire sans bouger, la joue enfouie dans l’oreiller. Je me faufile à travers leur toison printanière. Ils sont fermes et fins comme une poussée de cresson dans laquelle les doigts esquissent des caresses et agitent des frissons. AB
Pneuma J’inspire le souffle de vie. Je glane de nouveaux mots. Une période de maladie m’oblige à ralentir, ressentir, faire lien avec mes proches plus malades que moi. Je joue aux mots fléchés et m’émerveille. Des mots fléchettes qui soulagent les maux. Je vagis au jour qui pointe. Nouvelles perspectives. J’aspire à des gemmes résines de j’aime coulant de cœurs en mains, aux cueillettes de chervis charnus roboratifs pour l’âme. Toréer avec les ombres et transcender le champ de bataille du monde. Les fleurs repoussent après les bombes. CC
Pousse Je me compare à une graine éveillée dans sa gangue. Embryon vivant dans un espace encore fermé qui déjà se dilate. Je sens l’appel de vivre au-delà des enveloppes. Les mains dans l’humus, j’éprouve l’énergie de m’expandre. J’ai l’intuition d’être cette plante unique, terrestre et cosmique : une éveilleuse de confiance. AB
Saisonnales Pluie fine. Je chemine vers le bois. Un bain de verts tendres m’attend. Le printemps se répand. Tandis que le Rhône s’écoule, les mélodies entremêlées des oiseaux me magnétisent. Au milieu du chemin de ma vie, la légèreté aérienne de l’oiseau me fascine. Envol arabesque. Les chardonnerets élégants m’honorent de leur passage. Leur parure bariolée est baume. Je photographie tout et archive sans caméra. CC Anne Bernasconi & Cynthia Cochet Écrits en avril 2023, ces quatre textes sont l’amorce d’une correspondance poétique entre les deux femmes. Anne Bernasconi (Evilard BE) & Cynthia Cochet (Genève)
*
Les mauvaises herbes Dans le jardin au printemps Les mauvaises herbes Occupent mon temps Je les veux loin Pour retrouver Le beau gravier Et l’harmonie D’allées fleuries Pénélope détissant Patiemment De la terre le tapis Je m’étonne souvent D’aimer ces petites plantes Parfois ornées de fleurs Minuscules et parfaites Les feuilles sont variées Rondes, ovales, allongées Ou en épi de blé Les racines surprenantes L’une se donne sans résistance Pour l’autre il y faut le couteau Une troisième s’est développée En tentacules éparpillées Une sournoise se fait presque oublier Sous la forme rampante d’une mousse grisée Elles sont rigides ou bien coquettes Elles sont têtues ou bien dociles Mais les cueillant Les triturant Les arrachant Posées en amoncellement Je pense toujours A cet ami qui un jour me dît Les mauvaises herbes Ce sont des herbes Dont on n’a pas encore trouvé Le sens de leur utilité Brigitte Frank
*
Le quotidien ici et là Voici bien là un mot qui m’effraie autant que je l’admire : le quotidien.
Ici, il m’est à l’esprit foyer du réconfort, de tendresse et d’une sorte de sainteté relationnelle que je ne sais nourrir, du moins pour le moment.
Car il me semble avoir le temps. Le temps de repousser ce quotidien merveilleusement espéré qui, pour l’heure, sonne à mon oreille tel le glas d’une éternelle monotonie. Une condamnation à perpétuité à une routine dont je voudrais être certain qu’elle me comblera corps et âme avant de m’y abandonner et que jamais elle ne me conduira à la solitude.
Alors, je brûle la chandelle par les deux bouts, juste pour voir si l’un des côtés ne se consumerait pas mieux que l’autre, si la flamme n’y serait pas plus douce, plus droite, plus réconfortante. Et lorsque je me détermine, il ne reste plus rien qu’une petite flaque de cire solidifiée sur le coin de ma table. Alors, je m’étourdis dans une quête de sens qui, de guerre lasse, abandonne bien souvent sa vertu au seul plaisir de la sensation, pourvu qu’elle soit forte. Alors, je m’enivre de vin en quête d’une vérité qu’il me semble parfois toucher du doigt dans l’épaisseur de la nuit avant qu’elle ne disparaisse dans la brume du petit matin. Je cherche à n’en plus pouvoir. À n’en plus savoir vraiment ce que cherche au juste.
Mais le temps passe, lui qui me fut allié. Le temps passe dans une inlassable cadence dont ma perception le fait s’accélérer à la mesure de mon essoufflement.
Le temps : voici bien là un mot que j’admire autant que je le crains. A. N. Schall
*
sa résidence c’est le plein air il connaît tous les bancs de la vieille ville leur bois humide l’inconfort du métal
il leur a donné un nom port de plaisance rude hiver série noire
il ne demande pas la lune Philippe Rebetez (leporello Samizdat, 2023, ce qu’on voit nous regarde)
*
Poème en bouton au tablier du printemps Poème en bouton au tablier du printemps ! Mais le sécateur, à la main du jardinier, par erreur grossière, Le prend pour une artificielle primevère N’offrant plus à la boutonnière Qu’une pauvre vie d’orpheline Et à la joue jardinière, une issue sanguine.
Voilà que le bouton tombe et fond dans la terre Et puis forme des stolons et la poésie germe ; L’araignée file et tisse le tablier le plus ferme ; Ainsi reprend goût à la vie – et ses esprits – l’épiderme. Le sécateur, mis au coin, à sa radicalité rumine Tandis que poètes et jardiniers dansent la biguine Aux sons des folles éclosions de l’incroyable jardin de St-Jean Dominique Vallée
*
L’ordre des campagnes La grange trésor d’ombre ancienne, Le coq, les orties montent la garde. Mais approche sans crier gare De ce char, de ces roues, de ces pailles, Et disparais dans l’odeur des menthes. ~ La fontaine, les linges flottants, Les lavandières ensoleillées, Midi moins une au bord des giroflées,£ Le pois s’étire dans ses rames. Bois et pierre, ardoise et poussière, Bonnes gens, mauvaises gens, Bon soleil ou mauvais vent, Beaux blés et folles herbes,£ Midi moins une on ferme le temps. ~ Le coq, le tabac, la moto-pompe, Le poudroiement de lumière, Le coq, l’affiche déchirée. La lessive sur le pré Atteste l’ordre des campagnes. ~ Fil des fontaines dans la nuit du village ; Un peuple de ruisseaux, de canaux et d’eaux vives Chante par souvenir pendant que vous dormez Les mains de vos morts qui l’apprivoisèrent. ~ Pré noir jonché de pommes d’or Quel arbre à la face t’a jeté ses fruits ? Georges-Emmanuel Clancier, Terres de mémoire Poème semé par Nicolas Künzler
*
l’appel inconnu d’un oiseau me poursuit à travers la forêt il voudrait savoir qui je suis pourquoi me questionnes-tu juste maintenant juste ici précisément je ne sais pas répondre une seule chose je suis Tina Planta-Vital, stizis as cruschan (Traces qui se croisent), traduit du romanche par Denise Mützenberg, Editions Les Troglodytes. Poème semé par Claude Thébert
*
suldüm prüvada saint vastezza ils ögls inaint muntognas uondagian l’aual penda calm tras il god et tanter la spelma d’üna metropola a la glüm dal disun paesagi sulvadi ~ solitude intime je sens l’immensité les yeux à l’intérieur les montagnes ondoient le ruisseau pend paisible à travers la forêt et entre les rochers d’une métropole en plein jour je suis un paysage sauvage Flurina Badel, sert fomantà (jardin affamé), traduit du romanche vallader par Denise Mützenberg, Editions Les Troglodytes. Poème semé par Claude Thébert
*
Murmure de jonquilles par la fenêtre entrouverte le soleil s’invite en toute simplicité Francine Carrillo, Le Sable de l’instant, Editions Ouvertures. Poème semé par Claude Thébert
*
Ma vieillesse me parle Mes jambes avancent vers la terre Je ne trébuche pas Lentement je fais le tour du lac Une truite grise me dévisage Elle sait que mon apprentissage Émeut mon âme À mon tour, je deviens une aînée J’attends ta visite pour te raconter Une histoire qui demeure Dans les mémoires Joséphine Bacon, Un thé dans la tundra, Nipishapui nete mushuat, en français et en innu-aimun par l’auteure, Editions Mémoire d’encrier. Poème semé par Manon Hotte
*
Ord i bok – de kan föra mig lângt lângt bort till andra sidan av jorden och rakt ut i rymden och djupt ner i havet…
Men ocksâ nära mig själv kan jag komma och närmare dig, när orden förklarar sâ att jag förstâr lite bättre än förr vem jag är, vem du är i världen ~ Des mots dans un livre – ils peuvent m’amener loin, loin vers l’autre côté du monde, tout droit dans l’espace et vers les profondeurs de la mer…
Mais je peux aussi m’approcher de moi-même et plus de toi, quand les mots expliquent d’une manière que je comprends un peu mieux qu’avant qui je suis, qui tu es dans le monde. Kaj Beckman, Jag ser pâ mig själv och andra – Je me regarde et les autres, 1976. Poème semé et traduit par Janet Helgesson