Anouk, premier janvier 2025
Le sapin à pommes, à poèmes et à roulettes a renouvelé ses déambulations avec la participation de « Femmes à bord », une association qui propose un espace de partage, d’échange et de socialisation à des femmes en situation de précarité (les Fabuleuses).
Le sapin à pommes, à poèmes et à roulettes roule depuis une dizaine d’années dans les rues de Genève la semaine précédant Noël. Il offre aux passantes et aux passants qui passent des mots, en toute simplicité. De la poésie dans l’effervescence de la fin de l’année, de la lumière pour éclairer la nuit d’encre de décembre. Renouveau en cet hiver 2024.
Cette année, les Fabuleuses de l’association « Femmes à bord » ont joint leur voix à celles des poètes du coin. Elles ont posé les mots sortis de leur cœur sur le papier ou nous les ont dit lors de quatre repas qu’Isabelle et moi avons partagé avec elles, leurs mots que parfois nous avons restitués avec les nôtres.
Les textes des Fabuleuses sont illustrés par un Collectif de jeunes dessinateurs et dessinatrices engagés sur ce projet. Un recueil réunissant l’ensemble des textes et illustrations a été réalisé, sous la coordination de Colin Heiniger.
Chaque jour, le sapin a déambulé dans les rues de Genève, s’est posé à des endroits différents, chaque jour nous avons fait résonner de la poésie à tous les coins de rue. Des mots ont été ajoutés aux branches par les passantes et passants grâce au papier et crayons à disposition.
Lecture partagée, bougies et thé devant le Picotin le mercredi 18 décembre à 16h30:
Un moment de lecture a eu lieu devant le Picotin (15 avenue des Tilleuls), pour partager poèmes et thé chaud, un moment en toute simplicité.
Rencontre au Plus petit jardin botanique de Suisse le samedi 21 décembre à 10h30:
Le samedi 21 décembre, nous nous sommes réunis autour d’un braséro à côté du Plus petit Jardin botanique de Suisse (39 rue de Saint-Jean). Le cercle de poèmes lus autour du feu a été un moment très émouvant.
Textes:
Les Fabuleuses: Seyna, Elizabeth, Annie, Carmen, Darine, Shireen, Alice, Elisabeth, Augustine, Raquel, Sonia, Sarah, Hedija, Betzabe et Alexandra
Et avec : Gabriella Baggiolini, Julie Barbey Horváth, Philippe Bonvin, Linda Cara-Jacobi, Cynthia Cochet, Renato Corvini, Anouk Dunant Gonzenbach, Marie-Hélène Groux, Françoise Favre-Prinet , Sylvie Fischer, Brigitte Frank, Ariane Aude Manureva Freymond, Maurice Gardiol, Huguette Junod, Lux, Eveline Monticelli, Denise Mützenberg, Sylvain Thévoz, Sylvaine Viel-Notte,Thu, Annette Zimermann
Les textes des Fabuleuses sont illustrés par: Chloé Giromini, Noémie Berger, Gigillustration, Ester de Jong Gonçalves, Alice Ernoux, Colin Heiniger, Charlotte Laesser, Timéa Wenger, Iness Boundraa
Itinéraire du sapin du 16 au 21 décembre 2024:
- Lundi 16 décembre: 11h à 15h devant « Femmes à Bord » (Chemin Annie-Jiagge 4) puis 15h30 à 18h à la gare Cornavin
- Mardi 17 décembre: 10h à 18h à la place du Bourg-de-Four (présence poétique de 10h à 11h et de 16h à 17h)
- Mercredi 18 décembre: 10h à 16h devant la bibliothèque de Saint-Jean. A 16h30 devant le Picotin: lecture et thé
- Jeudi 19 décembre: place Rüth Bösiger – angle pont de la Machine et quai des Bergues (présence poétique de 12h30 à 14h) (PLUIE – ANNULÉ)
- Vendredi 20 décembre: 10h-14h au marché de Plainpalais (côté Rond-Point) (présence poétique de 10h à 12h) puis 15h à 18h à la Place Neuve devant le parc des Bastions
- Samedi 21 décembre: 10h à 14h devant le Plus petit jardin botanique de Suisse au 39 rue de Saint-Jean puis 14h30 à 18h devant la Coop de Saint-Jean
Contact: courrier@virusolidaire.ch.
Pourquoi un sapin à pommes à poèmes et à roulettes ?
Pour le Noël 2014 est née l’idée du sapin à pommes mobile, à l’origine dans le cadre des événements de Noël organisés par l’aumônerie de l’Université de Genève. Le sapin a accompagné ces Noëls pendant cinq années en roulant dans la cité, distribuant des pommes aux passants et aux étudiants.
Il a provoqué de beaux échanges, des dialogues surréalistes, des interpellations amusées, un intérêt sincère. Sa simplicité a désarmé. On ne s’y attendait pas du tout. Nous avons découvert qu’offrir une pomme et un sourire, souvent, c’est juste ça, l’esprit de Noël.
En 2019, le sapin a ajouté des poèmes sur ses branches. Un dimanche après-midi de décembre, nous nous sommes réunies, un bouquet de femmes, autour d’une table de la Treille dans le cadre d’un laboratoire d’écriture pour une lecture de textes; ces textes ont ensuite été suspendus au sapin avec des rubans. Ce sapin à pommes à poésie à roulettes a circulé dans les rues de la ville, de la poésie a ainsi été offerte aux passants pendant toute la semaine précédant Noël.
En 2020, il n’était pas possible de se réunir. Sur ce blog est alors né le projet du calendrier de l’Avent en poésie: un texte ou poème par jour, sur le thème du sapin, de la pomme, de l’étoile, de l’hiver ou de Noël, ou même de n’importe quoi, mais illuminé par une lumière positive, écrit par des autrices et auteurs différents. Suite à un appel a texte, un texte a été publié chaque jour sur le blog, comme une porte de calendrier à ouvrir. Puis chaque texte et poème a été imprimé et suspendu à un sapin à pommes ambulant tiré par un vélo qui a circulé dans les rues de Genève avant Noël.
En 2021, le cercle des mots s’est élargi pour aller à la rencontre de l’Université Ouvrière de Genève. Lors de trois cours de français et d’alphabétisation, qui réunissent des personnes de tous horizons, des mots de Noël et de l’hiver ont été appris, dits, écrits. Et ont été accrochés aux branches du sapin aux côtés de textes et poèmes d’auteur.e.s du coin.
En 2023, le projet a été porté en collaboration avec la Feuille de Trèfle et a fait l’objet d’un numéro de ce journal.
Pourquoi des pommes sur le sapin ? petit retour historique
Simplicité. Qui vient de loin, on n’a rien inventé. Voici un bref résumé, tiré du livre de mon ancien prof de l’Uni François Walter et d’Alain Cabantous. Dès la fin du Moyen Age, on met des végétaux aux fenêtres de maisons au milieu de l’hiver, mais cela n’a encore rien à voir avec Noël, on se protège comme cela des mauvais esprits, des sorcières et des démons. Puis on commence à disposer des arbres dans l’espace public et le sapin est choisi, le seul qui est vert en hiver, symbole de vie, et c’est plus joli d’avoir du vert qu’un tronc tout nu.
On est alors en 1521 à Sélestat en Alsace, où les archives gardent la trace d’un sapin coupé qui sert de décoration. Le sapin devient associé à la fête de Noël et entre ensuite gentiment dans les maisons, et quand il n’y a pas de place, il est suspendu au plafond.
Dès le début, le sapin est décoré avec des belles pommes rouges (qui rappellent aussi l’arbre de la faute d’Adam et Eve), des noix et des fleurs en papier. Le 18ème siècle voit un grand essor du sapin de Noël, le 19ème siècle est celui de l’apparition des bougies. Les pommes sont encore là, parfois dorées, avec des sucreries.
Le sapin de Noël se répand en Europe du nord, et une romancière anglaise raconte qu’en 1836 on vend à Vienne des sapins déjà ornés d’une pomme, d’un fruit sec ou d’un pain d’épices. Selon la légende, l’année 1860 subit une mauvaise récolte de pommes. Les artisans verriers inventent alors des boules en verre soufflé pour les remplacer. A la fin du 19ème siècle, les boules et les santons sont fabriqués en série et dès 1950 les décorations de Noël s’industrialisent et deviennent plus uniformes.
Alors les pommes sur un sapin, c’est un peu un retour aux sources, mais surtout c’est simple et comme c’est beau.
Référence : Alain Cabantous, François Walter, Noël. Une si longue histoire…, Editions Payot & Rivages, Paris, 2016.
Un projet virusolidaire.ch
porté par Anouk Dunant Gonzenbach
et Isabelle Lamm
Un grand merci à l’Association « Des mots et des graines » (merci mes ami.es), structure qui permet de demander un peu d’aide financière pour ces projets poétiques.
Par Anouk Dunant Gonzenbach
« Konrad Witz en chantier », un projet que nous avons imaginé, rêvé en couleurs, créé puis réalisé en grand. Il s’agit d’un dispositif en trois objets qui accompagne la restauration du temple de la Fusterie:
Le photomontage Déplié de Jean Stern, une oeuvre d’art de grand format (5m sur 12m) appliquée sur une structure rigide en accordéon, est dressé devant la façade sud du temple de la Fusterie. Visible sur le temple jusqu’à la fin des travaux de restauration, il a été réalisé par l’artiste plasticien Jean Stern, en collaboration avec la directrice adjointe des Archives d’Etat Anouk Dunant Gonzenbach et le pasteur Jean-Michel Perret. Cette œuvre propose une relecture du tableau de Konrad Witz La Pêche miraculeuse, datant de 1444 (coll. du Musée d’art et d’histoire, Genève). Ce tableau, fleuron du patrimoine genevois, est célèbre pour l’intégration de la scène de la pêche miraculeuse dans le paysage genevois de l’époque, ce qui est la première représentation dans l’histoire de l’art d’un lieu topographiquement exact et reconnaissable.
Quinze panneaux historiques qui décrivent l’histoire de Genève, de la Réforme et du temple de la Fusterie (avec traductions en anglais) : ces panneaux de grande taille installés sur les palissades du chantier du temple constituent une exposition en plein air à visiter en se promenant autour du chantier. Réalisés en collaboration avec l’historienne de l’art Erica Deuber Ziegler, ils retracent l’histoire de la place de la Fusterie, de son temple – premier lieu de culte protestant érigé dans l’enceinte de la ville de Genève – et du chantier de restauration en cours. Ils couvrent ainsi une période qui s’étend du Moyen Age à nos jours.
Mon recueil Un tableau mais pas que. La pêche miraculeuse de Konrad Witz (éd. Slatkine, juin 2024), qui propose un récit de l’histoire du tableau et de son peintre du Moyen Age à nos jours à travers différents lieux emblématiques de Genève et qui fait revivre aux travers des tribulations de ce tableau tout un pan de l’histoire locale. La seconde partie de l’ouvrage raconte le processus de création qui a mené à la réalisation du photomontage Déplié et s’interroge sur le sens que nous pouvons donner à ce tableau aujourd’hui.
Mon message du 17 juin 2024 lors de l’inauguration :
« Nous sommes en l’an 30, les disciples pêchent sur le lac de Tibériade mais leurs filets restent désespérément vides. Jésus, qui se trouve incognito au bord du rivage dit alors aux pêcheurs bredouilles de jeter leur filet du côté droit de la barque. Le filet se remplit, la pêche est miraculeuse.
Nous sommes en 1444, à Genève, Konrad Witz actualise cette scène de l’évangile (il y en a deux en réalité, je ne rentre pas ici dans les détails) dans un environnement naturel reconnaissable, contemporain et topographiquement exact. Witz actualise le message. Dans sa Pêche miraculeuse, depuis le bas de l’actuelle place des Alpes, nous voyons Jésus aux Pâquis et la Savoie en arrière-plan.
En 1444, Genève est prospère. Les foires battent leur plein. Genève est une des premières places d’échanges commerciaux en Europe. On y vend de tout, même du gingembre, du poivre, du riz, du sucre candi. Nous sommes en 1444, à Genève, la population grandit, il y a environ 10 000 habitants, ce qui en fait une grande ville. Pour loger tout ce monde, les faubourgs grossissent, surtout celui de Saint-Gervais, la rue de Coutance vient d’être bâtie. La région est en paix. Ce qui est assez rare dans l’histoire, car Genève est une cité épiscopale que les puissants cherchent constamment à s’approprier. La preuve par l’Escalade.
Nous sommes en 1444 à Genève, Konrad Witz réalise ce tryptique commandé par l’évêque de Genève François de Metz. Le retable est installé dans la cathédrale Saint-Pierre. Lors des célébrations, les Genevoises et Genevois voient maintenant en face d’eux des hommes simples pêcher dans leur lac et le Christ marcher sur ces eaux familières pour les aider et les réconforter, ils sont les témoins de cette scène.
Les Genevois ne verront pas si longtemps que ça ce tableau, car en 1535, dans une Genève, qui se réforme, les images ne font pas long feu dans les églises. Les iconoclastes lacèrent à coup de lames les visages des personnages saints du retable, et pas de main morte, mais la pêche est miraculeusement est sauvée. Commencent les tribulations du tableau, de bibliothèques successives en musée. Perdu pendant 150 ans, ressorti de l’oubli en 1901, la pêche miraculeuse devient la plus célèbre œuvre d’art de Genève et un marqueur de l’histoire de l’art européen parce qu’elle représente ce premier paysage topographiquement exact que l’on connaisse. Ce tableau devient à l’ouverture du Musée d’art et d’histoire en 1910 son fleuron. Restaurée complètement en 2012, son histoire et sa matérialité en ont été écrites à cette occasion en un ouvrage qui fait date, sous la direction du professeur Frédéric Elsig et de César Menz.
Nous sommes aujourd’hui à Genève. Assis dans la salle 401 du Musée, nous regardons ce tableau dans tous les sens, en longueur, en largeur, en profondeur et dans toutes ses dimensions, hier aujourd’hui et demain, tout est juste avec lui, dans tous les sens il fait sens. Ce message d’il y a deux mille ans, actualisé en 1444, parle pour aujourd’hui.
La pêche miraculeuse, un tableau, un très célèbre tableau, un tableau dont la proximité ne cesse de surprendre, un tableau mais pas que. Tout est présent dans ce tableau, le lac de Tibériade et des racines très profondes, Genève, Jésus, Jésus à son époque, Jésus au Moyen Age et Jésus aujourd’hui, l’histoire de la Réforme, celle de Genève, l’Art, les textes, la Parole, la Parole décalée, Jésus demain, l’eau, le lac Léman, le Salève. Alors continuons l’histoire, et actualisons aujourd’hui ce qui a été actualisé il y a 580 ans.
Nous sommes aujourd’hui à Genève, voici le dévoilement d’un projet prêt en réalité depuis sept années, un projet qui déplie l’an 30, l’an 1444 et aujourd’hui, qui relie aujourd’hui d’une manière ou d’une autre la Pêche miraculeuse sortie de la cathédrale par les Réformés à un lieu cultuel protestant mais sous un autre angle et à l’extérieur, qui fait parler à nouveau une image dans une religion qui les a évacuées depuis des siècles, qui transmet un message pour l’esprit par une œuvre d’art aujourd’hui symbole de Genève, qui propose une œuvre commandée par une Eglise qui reprend une œuvre commandée par une autre Eglise il y a 580 ans, qui place au centre-ville, sur une place qui est une case bleu foncé du Monopoly un tableau qui contient à lui seul cinq cent ans d’histoire genevoise. »
Photos du vernissage: Eric Roset
Presse:
La Tribune de Genève:
Articles d’Irène Languin, 6-7 juillet 2024:
* Sis sur un port, le temple Neuf fut le havre des huguenots
* Un photomontage revisite la Pêche miraculeuse
Article de Benjamin Chaix, 6-7 juillet 2024:
Le Courrier:
Article de Marc-Olivier Parlatano, 21 juin 2024
Radio Cité:
Reportage d’Epiphane Amanfo, 5 juillet 2024:
Interviews de Jean Stern, Anouk Dunant Gonzenbach et Jean-Michel Perret
Réformés:
Article de Joël Burri, 27 août 2024:
La pêche miraculeuse a eu lieu à Genève
Site Genève Les Portes:
Article de Benjamin Philippe, 23 août 2024:
A la Fusterie, Konrad Witz déplié par Jean Stern (mais pas que)
Passé Simple :
Compte-rendu de Michaël Flaks, décembre 2024, n. 99:
« Du lac de Tibériade à la rade de Genève »
L’année du livre, almanach numérique de la littérature contemporaine et du discours critique:
Article de Williame Galley, 9 novembre 2024:
« Jésus le Genevois »
Couleurs locales, RTS, 9 novembre 2024:
par Anouk Dunant Gonzenbach
C’est l’histoire d’une journée qui a pour but de réaménager une chambre afin d’accueillir quelques jours une famille, c’est donc l’histoire d’un dimanche où tu te réjouis dès le début d’en arriver à la fin. Parce que rangement implique fatalement tri, et comme souvent chez toi le tri de livres, le douloureux tri de livres. De CDs aussi, pas de quartier, de ces dizaines de dizaines de CDs lamentablement inutiles soigneusement camouflés depuis des années dans, dessous et derrière des étagères. Tu ne les écoutes plus, mais tu les aimes.
Alors tu remplis des sacs de livres (surtout ne pas reculer, ne pas réfléchir, ne pas tourner la première page), tu les harnaches sur ton vélo destination la boite à échanges. Sur le trottoir à côté des voies couvertes, cube de métal gris éphémère récipiendaire de trésors qui se partagent. Tu y déposes aussi pas mal de bandes dessinées (c’est dur, c’est dur) que tu arranges joliment sur le muret à côté de la boite. Trafic de vélos et de piétons qui regardent, posent, prennent, arrêts fugitifs ou concentrés. Les yeux puis les mains qui butinent.
Deuxième trajet une heure plus tard (surtout ne pas reculer, ne pas réfléchir, ne pas tourner la première page de chaque livre). La première livraison entièrement cueillie. Une dame regarde un xylophone en plastic rouge, tape dessus avec la baguette, te dit dans un français hésitant pour mon petit-fils d’un an. Tu regardes l’instrument, les deux rangées de touches sont mélangées, les noires avec les blanches, elle a l’impression que des notes manquent. Alors à côté d’elle tu remets les lamelles dans l’ordre, vous chantonnez ensemble en vérifiant la gamme.
Arrive une autre dame et son petit chien, qui vous demande s’il y a des disques aujourd’hui. Non, mais comme le tri est en cours à la maison, tu lui dis que tu reviendras dans l’après-midi. La musique c’est ma vie, te dit-elle, pourriez-vous me les réserver ? Tu lui proposes de se retrouver à la boite un peu plus tard, mais elle a peur de rater le rendez-vous. Tu suggères alors qu’elle te donne son numéro de téléphone, mais ni elle ni toi n’avez de quoi écrire. La grand-maman au xylophone est encore là, vous lui demandez par gestes un stylo. Pendant ce temps deux personnes déposent leur cargaison, trois choisissent de nouvelles lectures.
Toute une vie bruisse autour de cette boite à échange, qui donne une seconde vie aux choses de chez nous. Pour finir, tu iras livrer les disques à la dame en bas de chez elle, vous discuterez au pied de son immeuble. C’est l’histoire de trois stations à la boite à échanges aujourd’hui, sous le soleil exactement, trois rayons dans une journée qui s’annonçait d’un triste tri, miel d’échanges de mots et de regards qui ne seraient pas venus au monde sans la boite à échange d’objets, c’est l’histoire d’une reine du quartier.
Août 2024
Paru dans Quartier-Libre n. 131, automne-hiver 2024-2025.
Par Anouk Dunant Gonzenbach
Nous ne les lirons plus dans notre journal, les mots du localier, les nouvelles des roses trémières et de leur jardinière, des sentiers au bord du Rhône, la voix des personnes sans-abris. Nous lui souhaitons bonne route, au localier, il reste un vide, et du fond de nous, nous le remercions infiniment d’avoir tout remarqué, de l’avoir relaté, mis en lumière, pour sa plume sur le bitume.
Dans un monde normal, le prochain paragraphe, il serait consacré à la suite, à ce qui continue. Parce qu’à la Tribune, il y a des journalistes – et aussi des photographes – formidables, des personnes aux vraies qualités humaines et professionnelles, celles et ceux que nous aimons lire, que nous avons besoin de lire, qui examinent la vie d’ici, qui font leur travail ici.
Nous ne sommes plus dans un monde normal. Menaces sur la Tribune, profonde inquiétude pour la Julie. Ce joli surnom lui est donné en 1879 par un Georges Favon énervé par sa belle-sœur ainsi nommée, qui préférait «La Tribune» au journal «Le Genevois» de son célèbre beau-frère, homme politique et leader radical. Comme il ne supportait pas de prononcer le vrai nom de son concurrent, Favon a commencé à parler du «journal de Julie» puis de «la Julie». Depuis presque sa naissance, le surnom de Julie colle aux pages de notre Tribune.
Sa naissance : en 1875, l’américain James T. Bates achète le «Continental Herald and Swiss Times», un journal lu par les Britanniques de notre région et lui donne le nom de «Geneva Times». En 1879, le titre se transforme en langue française et devient «La Tribune de Genève». Gros succès populaire, notamment en raison de son prix: 5 centimes le numéro, vendu à la criée. Le premier quotidien romand à un sou.
Et d’un coup d’un seul, tout pourrait être fini. Je ne sais pas ce que j’y peux, à part prendre mon stylo pour écrire en bleu. Pour témoigner que nous vous aimons, toutes celles et ceux qui écrivent et fabriquent la Tribune. Que chercher ce journal dans la boîte aux lettres et l’ouvrir à côté de sa tasse de café, c’est le matin quotidien. La prise de pouls de la vie à Genève. Le cœur ne peut pas s’arrêter. Bonne route au localier, et toutes nos pensées vers celles et ceux de la rue des Rois. Encore espérer.
Paru dans La Tribune de Genève, La lettre du jour, 12 septembre 2024.
Par Laurence-Isaline Stahl Gretsch, texte paru dans Vélo. Equilibres en mouvement, éd. Muséum Genève et Favre, 2024.
Poète, écrivaine, archiviste, créatrice d’animations urbaines spontanées et cycliste, Anouk Dunant Gonzenbach endosse avec énergie toutes ces casquettes, et bien d’autres encore. Rencontre avec une artiste engagée qui se déplace sur un vélo soigneusement décoré de fleurs, ce qui suscite de brefs échanges au gré des routes, des sourires partagés, ce qu’elle appelle joliment « des bulles ».
Celle qui « met de la poésie dans la ville » a commencé il y a quelques années, presque comme une blague, à déplacer un sapin de Noël entre plusieurs sites de l’Université. Depuis, le projet a pris de l’ampleur : d’abord une charrette prêtée par Péclot 13, puis une autre rachetée à un vieux boulanger de son quartier, attelée à son vélo, un sapin et des pommes pour décorer l’arbre et pour offrir aux passants, occasionnant de beaux échanges. Depuis 2019, des poèmes issus de son groupe d’écriture sont venus se rajouter aux branches, puis ont fait l’objet d’appel à textes, soigneusement plastifiés et accrochés aux rameaux. Anouk Dunant Gonzenbach a décidé de laisser son vélo attelé tous les jours dans un autre endroit de l’espace public pour que plus de monde en profite, terminant ses trajets à pied.
A l’occasion d’une rencontre avec une enseignante de l’Université Ouvrière, elle décide d’y adjoindre des « mots qui viennent d’ailleurs ». Après avoir présenté son projet à des participant-e-s de cours de français, elle les accompagne dans la rédaction de textes, moment d’intense émotion, pour des migrants séparés de leur famille à l’approche des fêtes. De joie aussi, lorsque les textes sont présentés sur le sapin, avec un partage de thé de de biscuits. Ce projet a également servi de pont avec des activités de Carrefour Rue et de sa publication la Feuille de Trèfle, dans laquelle chacun a pu laisser un texte qui… a également été accroché au sapin de 2023. Ainsi l’arbre est devenu chaque année un peu plus grand et plus lourd, surtout dans les montées. Son parcours est annoncé à l’avance pour que « la poésie résonne à chaque coin de rue de la ville ». Un pot avec papier et crayon donne même la place à l’imagination des passant-e-s qui laissent pour la plupart des messages de paix.
Un blog créé pour apporter des messages positifs et créer du lien pendant le confinement du COVID en mars 2020 est devenu le lieu pour trouver des textes, en plus de ceux publiés notamment sur l’espérance. On y apprend également le parcours de cet étonnant « sapin, à pommes, à poèmes et à roulette » et on découvre d’autres initiatives, comme les « Poèmes du jardin », de celle qui ne pourrait les envisager sans son vélo qui allie « beauté de la liberté et légèreté en ville ».
*
L’ouvrage Vélos. Equilibre en mouvement sous la direction de Laurence-Isaline Stahl Gretsch, Julien Berberat et Alexandre Fiette est paru à l’occasion de l’exposition du même nom au Musée Rath. Cette exposition, coproduite avec le Muséum (MHN), invite le public à une exploration de la bicyclette sous ses aspects techniques, historiques, sociologiques et artistiques. Les commissaires en sont les trois personnes citées ci-dessus ainsi que Giuliano Broggini, Bénédict Frommel, Stéphane Fischer et Pierre-Henri Heizmann. A voir jusqu’au 13 octobre 2024. A voir absolument, cette exposition est riche, magnifique, réalisée par des spécialistes. Ne manquez pas le vélo réfracté en des milliers de pièces par Giuliano Broggini au sous-sol, une oeuvre d’art en soi.
Photo: Gilles Hernot
Par Anouk Dunant Gonzenbach
Il y a Léonore qui venait chercher son poulet grillé le samedi matin
Ma mère le lundi, la salade de carottes pour ses petits-enfants
Jules à qui il avait recommandé les brochettes, Jules en prenait depuis chaque fois
Le gratin qui a tant dépanné nos midis
Le petit mot pour les enfants (c’est à eux qu’il rendait la monnaie)
Il y a un quartier entier qui aimait y entrer
Chez notre boucher du Beulet
Un apprivoisement, petit à petit
Les yeux, ce bleu clair malicieux
Non, c’est trop cher, prenez plutôt ce morceau-l
Et parfois un café à côté
La chance de recevoir quelques souvenirs d’autrefois, les Grisons
De notre boucher du Beulet
Il y a un savoir-faire qui nous épatait
parce que ça se perd, le savoir-faire
Produits de qualité, les conseils avec
– quand on emménage, on ne sait pas tout-
Ah, les feuilletés à la viande, comment on va faire sans
Comment on va faire sans
Notre boucher du Beulet
Devant la vitrine, laisser son vélo décadenassé
Echanger de l’humour, acheter les steaks hâchés
A samedi, belle soirée, vite rentrer
C’est trop bien d’avoir un boucher à côté
Pas n’importe qui
Notre boucher du Beulet
Un lieu où l’on cause
On se croise on se donne des nouvelles
On se raconte la rue, l’école, enfin tout quoi
Il y a toujours quelqu’un, une voisine
Deux habitants, trois mamans, plusieurs langues
Chez notre boucher du Beulet
Et maintenant il nous laisse
La vitrine est éteinte
Une histoire écrite
Le vide est immense
Un trou dans le quartier
Qui dit son désarroi, sa reconnaissance,
Qui se souviendra
De notre boucher du Beulet
16 octobre 2023
Paru dans Quartier-Libre n. 130, printemps-été 2024.
Tisser les liens, toujours
Raccommoder ce qu’on peut, autour
Tricoter des fleurs, dérouler
la pelotte, tapisserie de la vie,
en couleurs
Tout ce qui ne va pas, l’épingler
sans relâche
Peut-être recoudre le ciel avec de
la terre, quand il parait vide?
La bobine s’emmêle, je perds le fil,
l’aiguille sait tenir le cap, toujours
Espérance, Paix
Et nous, les tisserandes du quotidien.
Anouk, premier janvier 2024
Cette année, le sapin à pommes, à poèmes et à roulettes rencontre la Feuille de Trèfle. Partages de Noël
Par Anouk Dunant Gonzenbach
Le sapin à pommes, à poèmes et à roulettes déambule depuis plusieurs années dans les rues de Genève la semaine précédant Noël. Il offre aux passantes et aux passants qui passent des mots, en toute simplicité. Cette année, ce projet est porté en collaboration avec la Feuille de Trèfle.
Chaque jour, le sapin s’est posé dans un lieu différent ; chaque jour, pendant environ une heure, nous avons été présents autour de lui et l’on a entendu des poèmes à tous les coins de rue !
Itinéraire du sapin:
- Lundi 18 décembre de 10h à 18h: place du Bourg-de-Four (présence de 14h à 15h)
- Mardi 19 décembre de 10h à 18h : place du Rhône, à la sortie du Pont des Bergues (présence de 14h30 à 15h30)
- Mercredi 20 décembre de 10h à 16h: devant la bibliothèque de Saint-Jean. A 16h30 devant le théâtre de Gaspard: lecture de textes et thé, tout le monde est invité en toute simplicité!
- Jeudi 21 décembre de 10h à 18h : place Rüth Bösiger – angle pont de la Machine et quai des Bergues (présence de 12h30 à 14h)
- Vendredi 22 décembre de 10h à 17h : place du Molard, côté rue de La Croix-d’Or – annulé pour cause de pluie
- Samedi 23 décembre de 10h à 17h : devant la Coop de Saint-Jean
Lecture partagée, bougies et thé:
Le mercredi 20 décembre à 16h30 devant le théâtre de Gaspard, nous avons partagé poèmes et thé chaud, un moment de lecture en toute simplicité:
Les passantes et passants ont ajouté leurs mots au sapin, parmi ceux des poètes:
Une trentaine de poètes de toujours et de troubadours d’un jour ont répondu à l’appel à tremper leur plume dans la nuit noire de décembre pour l’éclairer avec des mots. Tous ces textes accrochés au branches du sapin, seront également publiés dans un numéro de la Feuille de Trèfle : Gabriella Baggiolini ; Marc Desplos ; Eveline Monticelli ; Linda Cara-Jacobi ; Claude Bonard ; Pierre Jaquier ; Brigitte Frank ; Françoise Favre-Prinet ; Stéphanie de Roguin ; Huguette Junod ; Maurice Gardiol ; Annette Zimmermann ; Ariane Freymond ; Philippe Constantin ; Philippe Rebetez ; Renaud Rindlisbacher ; Lux ; Anouk Dunant Gonzenbach ; Elizabeth Grech ; Philippe Bonvin ; Stéphanie Fretz ; Julie Barbey Horvath ; Renato ; Ana Mata Buil ; Marie-Hélène Groux ; Mladenka Perroton-Brekalo ; Sylvain Thévoz ; Poétesse D.V.; Carole Lavenant et Colibri.
Parce que l’esprit de Noël, pour moi, c’est créer des liens. Des liens avec les personnes qui écrivent mais aussi avec les personnes qui s’arrêtent devant le sapin pour lire les textes. Des liens brefs mais authentiques. Quelques phrases, des sourires, et une compréhension immédiate de l’instant qui se vit.
Anouk au micro de Jean-Marc Richard au sujet du sapin à pommes lors de l’émission La Ligne de Coeur (RTS) du 12 décembre 2023:
Le numéro spécial de la Feuille de Trèfle n. 150
Le 28 février 2024, nous avons fêté au Codebar la parution du numéro de la Feuille de Trèfle qui contient tous les textes du sapin. A cette occasion, nous avons également verni la nouvelle ligne graphique du journal!
La Feuille de Trèfle, journal fondé en 1993 par Carrefour-Rue, parait six fois par an dont un numéro spécial sous forme de calendrier. Ecrit et réalisé par une équipe composée de personnes vivant dans la précarité et de bénévoles, le journal permet grâce à sa vente devant l’entrée de supermarchés, à des personnes démunies de se procurer un petit revenu tout en étant source de contacts.
Pourquoi un sapin à pommes à poèmes et à roulettes ?
Pour le Noël 2014 est née l’idée du sapin à pommes mobile, à l’origine dans le cadre des événements de Noël organisés par l’aumônerie de l’Université de Genève. Le sapin a accompagné ces Noëls pendant cinq années en roulant dans la cité, distribuant des pommes aux passants et aux étudiants.
Il a provoqué de beaux échanges, des dialogues surréalistes, des interpellations amusées, un intérêt sincère. Sa simplicité a désarmé. On ne s’y attendait pas du tout. Nous avons découvert qu’offrir une pomme et un sourire, souvent, c’est juste ça, l’esprit de Noël.
En 2019, le sapin a ajouté des poèmes sur ses branches. Un dimanche après-midi de décembre, nous nous sommes réunies, un bouquet de femmes, autour d’une table de la Treille dans le cadre d’un laboratoire d’écriture pour une lecture de textes; ces textes ont ensuite été suspendus au sapin avec des rubans. Ce sapin à pommes à poésie à roulettes a circulé dans les rues de la ville, de la poésie a ainsi été offerte aux passants pendant toute la semaine précédant Noël.
En 2020, il n’était pas possible de se réunir. Sur ce blog est alors né le projet du calendrier de l’Avent en poésie: un texte ou poème par jour, sur le thème du sapin, de la pomme, de l’étoile, de l’hiver ou de Noël, ou même de n’importe quoi, mais illuminé par une lumière positive, écrit par des autrices et auteurs différents. Suite à un appel a texte, un texte a été publié chaque jour sur le blog, comme une porte de calendrier à ouvrir. Puis chaque texte et poème a été imprimé et suspendu à un sapin à pommes ambulant tiré par un vélo qui a circulé dans les rues de Genève avant Noël.
En 2021, le cercle des mots s’est élargi pour aller à la rencontre de l’Université Ouvrière de Genève. Lors de trois cours de français et d’alphabétisation, qui réunissent des personnes de tous horizons, des mots de Noël et de l’hiver ont été appris, dits, écrits. Et ont été accrochés aux branches du sapin aux côtés de textes et poèmes d’auteur.e.s du coin.
Pourquoi des pommes sur le sapin ? petit retour historique
Simplicité. Qui vient de loin, on n’a rien inventé. Voici un bref résumé, tiré du livre de mon ancien prof de l’Uni François Walter et d’Alain Cabantous. Dès la fin du Moyen Age, on met des végétaux aux fenêtres de maisons au milieu de l’hiver, mais cela n’a encore rien à voir avec Noël, on se protège comme cela des mauvais esprits, des sorcières et des démons. Puis on commence à disposer des arbres dans l’espace public et le sapin est choisi, le seul qui est vert en hiver, symbole de vie, et c’est plus joli d’avoir du vert qu’un tronc tout nu.
On est alors en 1521 à Sélestat en Alsace, où les archives gardent la trace d’un sapin coupé qui sert de décoration. Le sapin devient associé à la fête de Noël et entre ensuite gentiment dans les maisons, et quand il n’y a pas de place, il est suspendu au plafond.
Dès le début, le sapin est décoré avec des belles pommes rouges (qui rappellent aussi l’arbre de la faute d’Adam et Eve), des noix et des fleurs en papier. Le 18ème siècle voit un grand essor du sapin de Noël, le 19ème siècle est celui de l’apparition des bougies. Les pommes sont encore là, parfois dorées, avec des sucreries.
Le sapin de Noël se répand en Europe du nord, et une romancière anglaise raconte qu’en 1836 on vend à Vienne des sapins déjà ornés d’une pomme, d’un fruit sec ou d’un pain d’épices. Selon la légende, l’année 1860 subit une mauvaise récolte de pommes. Les artisans verriers inventent alors des boules en verre soufflé pour les remplacer. A la fin du 19ème siècle, les boules et les santons sont fabriqués en série et dès 1950 les décorations de Noël s’industrialisent et deviennent plus uniformes.
Alors les pommes sur un sapin, c’est un peu un retour aux sources, mais surtout c’est simple et comme c’est beau.
Référence : Alain Cabantous, François Walter, Noël. Une si longue histoire…, Editions Payot & Rivages, Paris, 2016.
23 décembre 2023
Par Anouk Dunant Gonzenbach
Le soir tombe, il est déjà pas mal tombé, des nuages flottent bas sans recouvrir complètement le bleu obscur du ciel, vous voyez ? La lune brille déjà. Je remonte à vélo le long des voies, depuis l’ascenseur jusqu’au pont des Délices. Vous voyez ? Moi je ne vois plus les Délices. Je regarde à gauche, puis à gauche de la lune qui brille droit en-dessus de l’ilot central de la rue de Saint-Jean.
Mon vélo a dû s’égarer sur le chemin de Traverse, me voilà à Poudlard. La tourelle qui domine. Gryffondor dedans. Le vélo qui monte le chemin de Traverse, la lune là-haut au-dessus à gauche, à la gauche de la lune la tour du château dans la pénombre. Vous voyez ?
Il faut que je prenne une photo (alors je dois poser le pied). C’est une parenthèse dans la montée. J’aime les parenthèses. Elles précisent parfois ce qui ne vient pas, tout nu, dans une phrase. Je prends soin d’ouvrir et de refermer délicatement les parenthèses, comme on monte dans un train. Poser doucement le pied à terre, à côté de la pédale. Ma fille estime que je ne dois pas mettre de parenthèses, c’est injuste pour les mots qui s’y trouvent. Tous les mots ont la même valeur.
Je crois que la photo ne sera pas très bonne, elle ne rend pas la réalité. Fichu téléphone. C’est parce que ce n’est pas la réalité, c’est la magie. Vous voyez ? Rangement de l’appareil dans la poche. C’est vaste une poche, de toutes les images pas prises. J’aimerais trouver une jolie photo. Demander à Alessandro, de la bibliothèque, il collectionne les cartes postales anciennes. Les images d’avant.
Je ne sais pas si c’est avant. Magique. Pierre Varcher, dans le grand livre, écrit qu’elle est une tête de proue, la tourelle. L’entrée du quartier. Il n’a pas dû lire Harry Potter. Elle est un vaste refuge. Enfin si seulement.
Un bruit d’étoile déchirée. Non, un bus qui démarre. La construction de la tourelle a démarré il y a cent dix ans. Avant il y avait un petit bois. Au lieu de le ranger, ils l’ont chassé, peut-être est-il allé voir ailleurs. Sur la carte postale ancienne d’Alessandro, parce qu’il en a vraiment beaucoup, je vous ai dit ?, sur cette photo donc qui est prise depuis l’endroit exact où je me trouve, on ne voit pas de voitures, c’était avant, mais un vélo qui descend la rue, des personnes à pied, beaucoup, un petit enfant . Sans bruit. Ce n’est pas écrit croissanterie, mais crèmerie. Le long de la crèmerie, la largeur du trottoir abrite des arbres.
J’aime bien la vision du bol de crème, en bas de la tour. Numéro 58. Le petit garçon de la carte postale trempe ses lèvres dedans, je lui essuie ses moustaches de mousse. Mais comme c’est le soir, vous voyez, il ferme les yeux et s’endort. Je ne sais pas si Jaques-Dalcroze a déjà écrit sa chanson « dans les jardins de Satigny », mais je la lui chante quand-même.
Il est grand temps de quitter le chemin de Traverse, de pédaler à nouveau, de rentrer à la maison. La lune brille toujours, vous voyez ?
*
Paru dans Quartier libre 129, automne-hiver 2023-2024
La carte postale ancienne provient de l’ouvrage de référence: Pierre Varcher & Jean-Pierre Keller, Saint-Jean-Charmilles entre hier et aujourd’hui. Une histoire de quartier, Genève, 2015, p. 121.
Par Anouk Dunant Gonzenbach
Au début du printemps, nous avons lancé l’appel à texte ci-dessous. Des autrices et auteurs ont répondu et proposent ainsi des textes sur le thème « le quotidien, ici et là ». Certaines personnes nous ont aussi envoyé des poèmes choisis dans des recueils aimés, que nous avons également semés.
Les poèmes ont fleuri, ici et là! Ils sont également en ligne ici.
- Le projet et l’appel à texte, mars 2023
Réaliser un jardin de poèmes à planter près de chez soi. Les textes, écrits pour l’occasion ainsi que cueillis dans des recueils, seront imprimés un à un et fixés chacun sur un fin piquet (le piquet pour la tige, le poème pour la fleur). L’ensemble sera planté dans un coin de terre dans le quartier de Saint-Jean. Ce « kit » pourra être reproduit en plusieurs exemplaires pour être planté aux endroits de la ville qui nous/vous viendront à l’esprit.
Un projet de Anouk Dunant Gonzenbach (www.virusolidaire.ch ) et Claude Thébert (www.theatredusentier.ch)
- Le jardin est planté, 22 mai 2023
- Lecture des poèmes de jardin, 24 mai 2023
par Claude Thébert au Théâtre de Gaspard (21 av. des Tilleuls)
en présence de plusieurs poètes
- Journée de la poésie à la maison du patrimoine de Culoz (FR), 28 mai 2023
Les poèmes de jardin ont été invités à la première journée de la poésie à Culoz, organisée par l’association Culoz patrimoine.
- Les poèmes de jardin dans le vitrine de la librairie C. Pages, dès le 14 juin 2023
A l’invitation de la librairie C. Pages, les poèmes sont arrivés en vitrine en vélo-cargo le mercredi 14 juin, pour une dizaine de jours. Ils accompagneront le vernissage du livre Des carrés à la craie, par Anouk Dunant Gonzenbach, éditions Ouverture, qui aura lieu le vendredi 16 juin à 18h en présence de Maurice Gardiol, éditeur et de Lisa Mazzone, préfacière.
- Lecture des poèmes de jardin au Codebar par Claude Thébert en présence de plusieurs poètes le mercredi 28 juin à 17h30
Vince Fasciani et le Codebar reçoivent les poèmes de jardin et invitent à une lecture au Codebar, 10 rue Elisabeth-Baulacre à Genève.
Un immense merci à Carrefour-Rue&Coulou ainsi que Natacha d’avoir organisé ce très beau moment.
Ecoutez sur Radio Sans Chaîne (cliquer ici) l’émission réalisée par la fantastique Jeylie lors de ce riche événement! Elle dialogue avec Claude Thébert, Françoise Favre Prinet et Anouk Dunant Gonzenbach.
- Les poèmes de jardin dans le jardin du temple du Petit-Saconnex, 11 juin 2023
Le 11 juin, les poèmes ont été installés dans le jardin du temple, en pleine vue des passants qui passent.
Par Anouk Dunant Gonzenbach
Le parc des roses
Un jour, faire les commissions à la Coop du coin, même arriver jusqu’à la Coop du coin pour faire tes commissions te parait un exploit plus extraordinaire que de monter l’Everest par la face nord sans assistance et sans oxygène. Ce jour-là, tu es maman pour la première fois et tu sors pour la première fois toute seule avec ton bébé de six jours dans la poussette. Tu as franchi l’Everest.
Tu comprends petit à petit le bonheur d’habiter un quartier qui est un village, tu vas chez le boucher, au marché (en ce temps-là il existe encore), chez Tina, tu vois du monde, le monde admire ton bébé, les gens sont tous formidables, tu parcoures le Beulet dans tous les sens, tu passes du temps à la pharmacie, tu aimes les pharmaciennes, le boucher, Heinz et Danielle du marché, tu aimes les gens. C’est juillet, tu t’enhardis, tu te poses sur le rebord des voies couvertes, tu pousses doucement la poussette en avant et en arrière, tu regardes ton bébé dormir. Tu as de la chance, les smartphones n’existent juste pas encore, tu passeras tout ton congé à regarder le visage de ton petit bébé.
Tu ne sais pas encore que plus tard, il te demandera comment fait le robot pour se gratter les jambes quand ses boutons le démangent car il a les bras trop courts.
Tu explores un peu plus loin, tu découvres le parc des roses, certains l’appellent le parc des chats, la vue sur la Bâtie, le Rhône qui n’en a que faire. Tu prends l’habitude d’allaiter au parc des roses. C’est si paisible. Tu manges un flanc au caramel au parc des roses, tu échanges des sourires avec les promeneuses, tu es protégée par l’ombre d’Ermenonville, par toutes les femmes plus âgées qui passent, par l’été de Saint-Jean. Tes yeux ne quittent pas ton bébé.
Tu ne sais pas encore que plus tard, il te demandera comment c’est les poumons à l’intérieur d’un serpent.
Tu le portes dans l’écharpe, tu déambules au Promeneur solitaire, des tas d’enfants jouent dans la pataugeoire, dans les cabanes, au toboggan, tu entends les cris des enfants, tu écoutes ce bruit du monde, un des seuls qui vaille la peine, mais c’est encore trop tôt pour tout cela, tu remontes au parc des roses, tu allaites ton tout-petit.
Tu ne sais pas encore que plus tard, il te demandera si l’infini de un est plus petit que l’infini de deux.
Aujourd’hui, bien plus tard, entre ordres du jour et rendez-vous à prendre, entre rapports administratifs et sparadraps, entre deux coups de pédale, aujourd’hui que tu es devenue une tisserande du quotidien, tu aimerais bien prendre des morceaux de temps et les déplacer, revenir sur le banc du parc des roses, n’avoir rien à faire que de regarder cette vue et te consacrer entièrement à ce bébé. Tu as l’impression que tu as allaité le temps d’un point-virgule. Et dans ton cœur, tu remercies le parc des roses.
*
Paru dans Quartier Libre n. 128, printemps-été 2023
Des autrices et auteurs proposent ainsi des textes sur le thème « le quotidien, ici et là ». Certaines personnes nous ont aussi envoyé des poèmes choisis dans des recueils aimés, que nous avons également semés. Un projet de virusolidaire.ch et du Théâtre du sentier .
Poèmes de jardin:
*
je regarde autour de moi pour m’assurer
que les amoureux avancent à leur rythme
la vie est calme et le ciel dégagé
maussade et silencieux
je cherche un abri pour me protéger des coups durs
je quitte la nuit pour pénétrer dans le jour
je me lève en ce beau matin
si ce n’est là ailleurs nulle part
de la joie on en trouve partout
c’est commun et bon marché
je ne suis pas en position de faire le difficile
de la joie pour tous
de quoi réparer des siècles de tristesse
Vince Fasciani
*
Fragilité vibrante
Ma petitesse dans l’Univers
Oisillon insatiable
prêt à jaillir
vers monts et merveilles
Gabriella Baggiolini
*
Fissure
Situé entre la table et le plan de travail,
il y a dans la cuisine un carreau fissuré depuis 15 ans.
Fendu sur toute sa diagonale, il a vu au fil des ans s’éloigner,
centimètre après l’autre, le visage des enfants.
Témoin des repas à géométrie variable, il a tout entendu :
rires, engueulades, échanges musclés de points de vue,
chagrins et mots qui consolent.
Quand l’appartement était neuf sa fissure semblait signifier,
avec un peu d’avance, l’impermanence des choses.
La zébrure a un peu noirci en son centre mais dans son imperfection,
elle n’a que peu changé.
Patinée depuis son origine par les mêmes cinq paires de pieds,
la fracture du carrelage saumonée pourrait raconter <
les fêlures que le chagrin a imprimé dans la famille.
Caressée par les glissades des cuisiniers en plein coup de feu,
ce sont les larmes de nos fous rires qu’elle pourrait aussi partager.
Sylvie Fischer
*
Je voudrais être une victime
Pour oser crier enfin
Avant de devenir
La folie des autres
Dans le deuil du silence renouvelé chaque jour
La nature me dit ne pouvoir lutter
Contre ma nature ni choisir
Mon destin contre le hasard
Ici les châteaux hantent leurs fantômes
Et les moindres de nos paroles
Sur le miroir de la raison
Me rappellent que la liberté
Est une provocation
Philippe Constantin
*
Ici et là saisonnier
Ici le Printemps,
Avant-goût de fruits
Le jour, enfin, rendu
Plus fort que la nuit
Ici l’été,
Entre rayons de cancer
Et chaleur pour l’hiver
Jouer à ombre et lumière
Là l’automne,
Feuilles posées sur la brume
Noces de sang, noces de vin
Un avant-goût d’amertume
Là l’hiver,
Sur l’étang, la myrrhe alunit
Air de Purcell, rien à faire
Saison de la paresse impunie
L’hiver encore,
Dévisager, creuser son mystère
Qu’elle-même peut-être ignore
Pierre Jaquier
*
Primevères
Primevères, primevères
C’est la fin de l’hiver,
Vous êtes là, discrètes,
Émaillant de lumière la prairie à peine verte.
Primevères… «prime-jaunes, Maman !»
Disait notre cadette du haut de ses trois ans !
Logique, merci Chérie, tu voudrais un bouquet ?
La tige est courte, et ne tiendrait
Dans aucun vase. Elle veut sa terre
Et ne se plait qu’en pot, la brave primevère.
Alors tu prends la motte
Délicatement l’empote.
Arrose-la souvent, et son jaune permanent
Égayera longtemps ton p’tit appartement !
Enfin, à Pâques, de belles éclosions
Célèbrent le printemps et la Résurrection.
Tu reposes ta plante, heureuse, en pleine terre :
Des morceaux de soleil dans la fraicheur de l’air !
Monique Dunant
*
Elle, au jour le jour.
Elle a saisi son violoncelle, face à la fenêtre ouverte sur les lilas de la nuit, elle joue, sa joue pressée sur la volute d’érable, l’archet pulsant la voûte d’étoiles.
Au seuil de l’aujourd’hui et du lointain, elle sauve le vent pleurant que tous maudissent,
le blottit entre son pull et sa peau, le porte à son souffle,
l’emmène dans la rivière de ses cheveux.
Elle sort par le jardin, suspend à une branche la lanterne jetée à terre,
d’un pas léger prend la rue des lierres,
délace les ombres de l’emprise jalouse du quotidien.
Derrière les clôtures, elle entend les liserons se faire la belle,
aux milles miroirs des gouttes de pluie, elle boit le soleil,
l’osier du panier sur la hanche, elle se rend au marché.
Entre ses paumes elle roule l’ambre des oranges, l’or des citrons,
les paroles des passants, les pleurs des enfants,
les roule entre ses paumes, nues et claires,
les roule, les enveloppe de lumière.
L’abondance la chavire. Elle boit un café, laisse deux pièces de monnaie,
au revers du ticket, écrit un poème pour qui elle ne connaît…
La serveuse sourit, elle sait…
Au jour le jour, elle donne à la réalité une autre réalité,
elle intervertit le temps et la présence, elle écarte la vie agitée…
Elle s’inquiète de la lumière, frémit pour elle, la désenlise, la désaltère, la dépoussière, la libère,
la tire de la noyade, du vide où elle s’est agrippée.
Pas un conte de nourrice !… Un manifeste d’étincelles,
une folie, une passion, une timidité sublimée,
une lumière à affranchir, à relever, à embrasser, une lumière où respirer.
Au jour le jour, elle éclaire ce qu’elle aime.
Françoise Favre-Prinet
*
Le quotidien, ici et là
Il n’y a ni futur, ni passé dans la vie
Il n’y a que du présent
qu’une hémorragie éternelle de présent
L’attente de Dieu, c’est déjà Dieu tout entier…
Christian Bobin
in La part manquante, chap. 3
A présent, toujours là
Dans le bruissement des jours et des pas
Même lorsque je me sens las
Une main tendue me hissera
Un sourire-tendresse m’ouvrira
Au quotidien, toujours présent
Entre l’alpha et l’omega de chaque instant
Voguer tel un veilleur itinérant
Attentif au surgissement de l’A-venir en ce temps
Comme un appel à demeurer résistant
Maurice Gardiol
*
En terre
Quand cela a-t-il commencé et comment tout cela a-t-il fini ?
Ta langue autel à poussières
découvre l’herbe printanière
ton doigt
mesure le cadre d’allumettes
l’ampoule dévissée du soleil
en terre
Étranges lumières sous tes paupières
de la fin à l’enfance estime ta chance d’avoir été
ne crains plus de brûler
de retourner au rien
ossuaire
Devant les taupes sous les souris et les cerfs
plus de pénombre ou de peurs
te voilà vu de la lumière
libéré du temps
du moi de l’être
Tout ce qui ne fut pas compris
pas pleuré pas hâché
est devenu prière
rivière
Des racines font battre ton cœur
les fougères bercent tes artères
ton sang devenu rosée
Rien ne meurt rien ne dure
tout fleurit et se fâne
se greffe et s’engraine
en terre
Sylvain Thévoz
*
L’odeur d’un matin de fin de printemps
rosée gorgée d’herbe
parfum de la couleur des jeunes fleurs
de la chaussée qui se réveille
Mais pourquoi
l’odeur d’un matin de fin de printemps
ne dure-t-elle pas
toute la journée ?
Anouk Dunant Gonzenbach
*
Les rapaces
La buse plane
Le gypaète plane
Le faucon plane
Le milan plane
Mais qu’est-ce qu’ils prennent tous ?
Jean-Luc Fornelli
*
Vida de Sísif
Llevar-se, treballar,
menjar i fer que en mengin d’altres,
tenir problemes i resoldre’ls,
o potser no; tirar endavant
fins caure al llit,
esgotada.
Mirada així no té sentit,
aquesta vida de Sísif,
però hi ha coses que no he dit:
la fresca del matí,
les mirades d’entesa,
el gust per fer el que cal,
la bellesa
i que a Sísif, la pedra,
sovint li sembla lleugera.
Alba Tomàs Albina
*
La flor de amarilis
La flor más bella agota el bulbo.
El blanco impoluto sale del marrón.
Los pistilos se abren, amarillos, puros,
y luego se repliegan como un trombón.
El rosa delicado de las flores grandes
despliega un enigma de orgullo invernal.
El bulbo se encoge, mengua, se recoge,
huecas capas secas caen hasta el final.
Dar la vida como un bulbo de amarilis
que de la flaqueza engendra un nuevo tronco
con su lanza verde, henchida, una promesa,
la llama infinita que se abrirá al sol.
Ana Mata Buil
*
(bribes)
on raconte l’histoire d’un jardin magnifique
un jardin d’où l’homme a été chassé par la connaissance
on raconte cette histoire comme si elle avait déjà eu lieu
pourtant c’est une mise en garde
et le jardin n’a jamais été imaginaire
Alexandre Correa
Après l’Europe, éd. Torticolis et frères, 2021.
*
Ici
pain quotidien
là
peine quotidienne
marcher de l’une à l’autre
marcher danser courir
et parfois
s’arrêter
entre la glycine de mai
la main tendue de Michaël près du petit mur
la poste où déposer un colis de 5 idioms 5 dunnas
avant de jeter dans la benne le verre
qui se brise dans un éclat de rire
mais là-bas, près du Rhône
comment éviter la plaque où le nom
de Bartolomé Tecia n’en finit pas de crier ?
poème quotidien
j’écris je ris je crie
Denise Mützenberg
2 mai 2023
*
Les fenêtres
Derrière des fenêtres closes
d’immeuble en immeuble
£des regards se croisent
s’évitent ou s’épient
en silence
profitant des courants
qui s’engouffrent dans la cour
des oiseaux jaillissent
virevoltent et dansent
ivres de joie
leurs chants résonnent
contre les murs de béton
subjugués par ces cascades de notes
les voisins ouvrent leurs fenêtres
et leurs cœurs.
Philippe Bonvin
*
« C’est un loup. Ou bien autre chose. Ou pas. Peut-être. »
Pisteurs amérindiens du Grand Nord, les Gwich’in, cité par Nastassja Martin
Recouvrer l’humus
Nous étions faits,
peut-être,
pour autre chose,
tu sais.
Nourris de vains soupirs
de la tenaille aigre des désirs défaits
du maillage des impératifs qui
– inextricablement –
se resserrent
Cadenassés malgré nous
dans un horizon de pétrole, de bitume et d’acier
Nous entendons à peine
à présent
le cri silencieux
qui s’échappe des oiseaux
celui des fleurs qui meurent
du glacier qui expire.
Dans l’incertitude de nos traces
Qui lira l’horizon de ce qu’il nous reste à vivre
À humer
À brasser
Entre terre et mer
forêts et vallons
Combien de cailloux encore à avaler
pour que l’amertume
de ne pas être ce que nous sommes
cesse ?
Quelle part de sauvage demeure en nous ?
Et sous quelle honte,
paraissant si précieuse,
l’avons-nous enfouie ?
[…] lire la suite dans la Revue Pourtant
Marc Desplos
*
Vol d’oiseaux
Un battement
Surgit de derrière
Un groupe d’oiseaux
Ailes déployées
Silhouettes blanches noires grises
Se découpent sur le Salève
Les arbres les nuages
En contraste
Le groupe tourne
Autour d’un sapin
Revient
Repart…
Son souffle
À son passage
Son silence
Quand il s’éloigne
Battements d’ailes en rythme
En des formes diverses
Tourne autour d’un sapin
S’élance au loin
Tourne autour du sapin
Repart revient
Piqués croisés planés
Chorégraphie
Comment font-ils pour ne pas se heurter ?
Trois oiseaux s’envolent au loin
L’un d’eux revient
Franchit l’essaim
Se retrouve seul
Les deux autres
Exécutent une danse solitaire
L’essaim revient
Tourne
Revient encore
Souffle et silence
Cœur immense
Silhouettes mobiles
Sur fond violet vert gris blanc
Souffle et silence
Chorégraphie du temps
Retenu dans les ailes…
Huguette Junod
*
Météo à deux voix
Germinales
Le terreau du sommeil est encore tiède. Dans cet espace naturel hors-sol, à l’instant de l’éveil, je scrute la levée des mots. Je les admire sans bouger, la joue enfouie dans l’oreiller. Je me faufile à travers leur toison printanière. Ils sont fermes et fins comme une poussée de cresson dans laquelle les doigts esquissent des caresses et agitent des frissons. AB
Pneuma
J’inspire le souffle de vie. Je glane de nouveaux mots. Une période de maladie m’oblige à ralentir, ressentir, faire lien avec mes proches plus malades que moi. Je joue aux mots fléchés et m’émerveille. Des mots fléchettes qui soulagent les maux. Je vagis au jour qui pointe. Nouvelles perspectives. J’aspire à des gemmes résines de j’aime coulant de cœurs en mains, aux cueillettes de chervis charnus roboratifs pour l’âme. Toréer avec les ombres et transcender le champ de bataille du monde. Les fleurs repoussent après les bombes. CC
Pousse
Je me compare à une graine éveillée dans sa gangue. Embryon vivant dans un espace encore fermé qui déjà se dilate. Je sens l’appel de vivre au-delà des enveloppes. Les mains dans l’humus, j’éprouve l’énergie de m’expandre. J’ai l’intuition d’être cette plante unique, terrestre et cosmique : une éveilleuse de confiance. AB
Saisonnales
Pluie fine. Je chemine vers le bois. Un bain de verts tendres m’attend. Le printemps se répand. Tandis que le Rhône s’écoule, les mélodies entremêlées des oiseaux me magnétisent. Au milieu du chemin de ma vie, la légèreté aérienne de l’oiseau me fascine. Envol arabesque. Les chardonnerets élégants m’honorent de leur passage. Leur parure bariolée est baume. Je photographie tout et archive sans caméra. CC
Anne Bernasconi & Cynthia Cochet
Écrits en avril 2023, ces quatre textes sont l’amorce d’une correspondance poétique entre les deux femmes. Anne Bernasconi (Evilard BE) & Cynthia Cochet (Genève)
*
Les mauvaises herbes
Dans le jardin au printemps
Les mauvaises herbes
Occupent mon temps
Je les veux loin
Pour retrouver
Le beau gravier
Et l’harmonie
D’allées fleuries
Pénélope détissant
Patiemment
De la terre le tapis
Je m’étonne souvent
D’aimer ces petites plantes
Parfois ornées de fleurs
Minuscules et parfaites
Les feuilles sont variées
Rondes, ovales, allongées
Ou en épi de blé
Les racines surprenantes
L’une se donne sans résistance
Pour l’autre il y faut le couteau
Une troisième s’est développée
En tentacules éparpillées
Une sournoise se fait presque oublier
Sous la forme rampante d’une mousse grisée
Elles sont rigides ou bien coquettes
Elles sont têtues ou bien dociles
Mais les cueillant
Les triturant
Les arrachant
Posées en amoncellement
Je pense toujours
A cet ami qui un jour me dît
Les mauvaises herbes
Ce sont des herbes
Dont on n’a pas encore trouvé
Le sens de leur utilité
Brigitte Frank
*
Le quotidien ici et là
Voici bien là un mot qui m’effraie autant que je l’admire : le quotidien.
Ici, il m’est à l’esprit foyer du réconfort, de tendresse et d’une sorte de sainteté relationnelle que je ne sais nourrir, du moins pour le moment.
Car il me semble avoir le temps.
Le temps de repousser ce quotidien merveilleusement espéré qui, pour l’heure, sonne à mon oreille tel le glas d’une éternelle monotonie. Une condamnation à perpétuité à une routine dont je voudrais être certain qu’elle me comblera corps et âme avant de m’y abandonner et que jamais elle ne me conduira à la solitude.
Alors, je brûle la chandelle par les deux bouts, juste pour voir si l’un des côtés ne se consumerait pas mieux que l’autre, si la flamme n’y serait pas plus douce, plus droite, plus réconfortante. Et lorsque je me détermine, il ne reste plus rien qu’une petite flaque de cire solidifiée sur le coin de ma table.
Alors, je m’étourdis dans une quête de sens qui, de guerre lasse, abandonne bien souvent sa vertu au seul plaisir de la sensation, pourvu qu’elle soit forte.
Alors, je m’enivre de vin en quête d’une vérité qu’il me semble parfois toucher du doigt dans l’épaisseur de la nuit avant qu’elle ne disparaisse dans la brume du petit matin.
Je cherche à n’en plus pouvoir. À n’en plus savoir vraiment ce que cherche au juste.
Mais le temps passe, lui qui me fut allié.
Le temps passe dans une inlassable cadence dont ma perception le fait s’accélérer à la mesure de mon essoufflement.
Le temps : voici bien là un mot que j’admire autant que je le crains.
A. N. Schall
*
sa résidence c’est le plein air
il connaît tous les bancs
de la vieille ville
leur bois humide
l’inconfort du métal
il leur a donné un nom
port de plaisance
rude hiver
série noire
il ne demande pas la lune
Philippe Rebetez
(leporello Samizdat, 2023, ce qu’on voit nous regarde)
*
Poème en bouton au tablier du printemps
Poème en bouton au tablier du printemps !
Mais le sécateur, à la main du jardinier, par erreur grossière,
Le prend pour une artificielle primevère
N’offrant plus à la boutonnière
Qu’une pauvre vie d’orpheline
Et à la joue jardinière, une issue sanguine.
Voilà que le bouton tombe et fond dans la terre
Et puis forme des stolons et la poésie germe ;
L’araignée file et tisse le tablier le plus ferme ;
Ainsi reprend goût à la vie – et ses esprits – l’épiderme.
Le sécateur, mis au coin, à sa radicalité rumine
Tandis que poètes et jardiniers dansent la biguine
Aux sons des folles éclosions de l’incroyable jardin de St-Jean
Dominique Vallée
*
L’ordre des campagnes
La grange trésor d’ombre ancienne,
Le coq, les orties montent la garde.
Mais approche sans crier gare
De ce char, de ces roues, de ces pailles,
Et disparais dans l’odeur des menthes.
~
La fontaine, les linges flottants,
Les lavandières ensoleillées,
Midi moins une au bord des giroflées,£
Le pois s’étire dans ses rames.
Bois et pierre, ardoise et poussière,
Bonnes gens, mauvaises gens,
Bon soleil ou mauvais vent,
Beaux blés et folles herbes,£
Midi moins une on ferme le temps.
~
Le coq, le tabac, la moto-pompe,
Le poudroiement de lumière,
Le coq, l’affiche déchirée.
La lessive sur le pré
Atteste l’ordre des campagnes.
~
Fil des fontaines dans la nuit du village ;
Un peuple de ruisseaux, de canaux et d’eaux vives
Chante par souvenir pendant que vous dormez
Les mains de vos morts qui l’apprivoisèrent.
~
Pré noir jonché de pommes d’or
Quel arbre à la face t’a jeté ses fruits ?
Georges-Emmanuel Clancier, Terres de mémoire
Poème semé par Nicolas Künzler
*
l’appel
inconnu
d’un oiseau
me poursuit
à travers la forêt
il voudrait savoir
qui je suis
pourquoi me questionnes-tu
juste maintenant
juste ici
précisément
je ne sais pas répondre
une seule chose
je suis
Tina Planta-Vital, stizis as cruschan (Traces qui se croisent), traduit du romanche par Denise Mützenberg, Editions Les Troglodytes.
Poème semé par Claude Thébert
*
suldüm prüvada
saint vastezza
ils ögls inaint
muntognas uondagian
l’aual penda calm
tras il god et tanter
la spelma d’üna metropola
a la glüm dal disun paesagi sulvadi
~
solitude intime
je sens l’immensité
les yeux à l’intérieur
les montagnes ondoient
le ruisseau pend paisible
à travers la forêt et entre
les rochers d’une métropole
en plein jour
je suis un paysage sauvage
Flurina Badel, sert fomantà (jardin affamé), traduit du romanche vallader par Denise Mützenberg, Editions Les Troglodytes.
Poème semé par Claude Thébert
*
Murmure
de jonquilles
par la fenêtre
entrouverte
le soleil
s’invite
en toute
simplicité
Francine Carrillo, Le Sable de l’instant, Editions Ouvertures.
Poème semé par Claude Thébert
*
Ma vieillesse me parle
Mes jambes avancent vers la terre
Je ne trébuche pas
Lentement je fais le tour du lac
Une truite grise me dévisage
Elle sait que mon apprentissage
Émeut mon âme
À mon tour, je deviens une aînée
J’attends ta visite pour te raconter
Une histoire qui demeure
Dans les mémoires
Joséphine Bacon, Un thé dans la tundra, Nipishapui nete mushuat, en français et en innu-aimun par l’auteure, Editions Mémoire d’encrier.
Poème semé par Manon Hotte
*
Ord i bok –
de kan föra mig lângt lângt bort
till andra sidan av jorden
och rakt ut i rymden
och djupt ner i havet…
Men ocksâ nära mig själv
kan jag komma
och närmare dig,
när orden förklarar
sâ att jag förstâr
lite bättre än förr
vem jag är, vem du är
i världen
~
Des mots dans un livre –
ils peuvent m’amener loin, loin
vers l’autre côté du monde,
tout droit dans l’espace
et vers les profondeurs de la mer…
Mais je peux aussi m’approcher
de moi-même
et plus de toi,
quand les mots expliquent
d’une manière que je comprends
un peu mieux qu’avant
qui je suis, qui tu es
dans le monde.
Kaj Beckman, Jag ser pâ mig själv och andra – Je me regarde et les autres, 1976.
Poème semé et traduit par Janet Helgesson
*
Juin 2023
En pédalant en couleur en choeur
en chocolat en lisant Engadine
en janvier en joie enneigé
en train en écrivant
en paix
ennivrant
en robe à pois
en carillonnant en rond en écoutant
en bondissant en coeur en trébuchant
en chocolat en forêt en tissant
en débordant en contact en prose
en ville entière en arrosant en vrac
en bouillon enfance en avant en étoile
en poésie ensemble en lumière
Envers et contre tout
en espérance
en action
*
Anouk
1er janvier 2023
par Anouk Dunant Gonzenbach
Des morceaux épars, des bribes, de la poudre à lessive, des carottes pluchées, des cahiers couverts, oreilles attentives, sixième sens à l’affût, pique-niques et partitions, ballon et ballerines, rapports administratifs et commissions, séances plénières et sparadraps, ordres du jour et ventes de pâtisseries.
Des artistes de l’épars, femmes, filles et mamans, nous.
Des morceaux épars, des bouts de tissus à gauche et à droite, en pile et envolés, dessus et dessous. Délicatement, faufiler, raccommoder, coudre les bouts sur une grande tenture, pour voir. Il y a quelque chose dans le fil, sa couleur, sa texture, quelque chose de tout-à-coup cohérent, si on regarde bien. Il en faut du temps pour coudre, pour que la tapisserie prenne du sens, pour que le fil d’Ariane puisse peut-être, toujours, indiquer une direction.
Le grand patchwork du quotidien devient unité. Le fragmenté brodé. Les bris recollés.
De l’épars nous les tisserandes savons faire naitre l’harmonie.
Octobre 2022
Par Anouk Dunant Gonzenbach
Les cosmos ont séché sur pied
Devant la maison,
Je suis triste.
Il faut dire que je ne les arrose plus,
Parce que utiliser de l’eau pour arroser, en ce moment,
Je n’y arrive pas,
L’eau potable si précieuse.
Les cultures ont brûlé
Les vignes hachées
Les cosmos secs et bruns pendouillent
Et je suis triste.
Les ados, autour, sont inquiets,
Ils font tout ce qu’ils peuvent
Mais ça ne change pas grand-chose,
Et ça me rend triste, tellement triste,
Et les glaciers fondent.
Depuis la nuit des temps,
Depuis que le monde est monde,
Ce n’est pas drôle, on est d’accord,
Mais là on pourrait tellement.
Alors je vais replanter des cosmos
Et les arroser
A l’eau de pluie récupérée
A l’eau du robinet, tant pis,
Non, quand-même pas
Et je vais regarder le quartier
Les roses trémières
Les toits végétalisés
Tout ce qui est en train de pousser
Tout ce qui est en train de se passer
Dans le quartier
Et comme depuis la nuit des temps
Et comme depuis que le monde est monde,
Fortes et fières
Les bras qui restent levés
Imaginer, planter, dégrapper
Parce qu’on prend les choses en main
A l’échelle du quartier.
17 juillet 2022
Paru dans Quartier libre 127 – automne-hiver 2022-2023