Parmi les professions au front aujourd’hui, les soignant.e.s à domicile. Le Courrier (au fait, n’oubliez pas de vous abonner si ce n’est pas déjà fait) a titré hier: « l’aide à domicile sous pression ». Il y a quelques mois, avant tout ça, j’avais écris un texte pour leur rendre hommage, qui devient d’autant plus d’actualité:
Par Anouk Dunant Gonzenbach
Un ange avec une grosse sacoche et un vélo
Son père vacille un peu, son père est veuf, il est resté tout seul un peu trop tôt mais c’est dans l’ordre des choses, son père habite dans les Constellations et se débrouille pour les commissions, enfin jusqu’à peu, il aime échanger avec les caissières de la Coop, les vraies, pas les machines, son père a la mémoire qui se remplit de trous, son père vacille, son père tombe.
Elle a deux enfants, un travail, un mari, elle essaie de se tenir à son kilomètre de natation bi-hebdomadaire pour tenir le tout ensemble, elle s’inquiète pour son père, elle fait des allers-retours sur St-Jean, elle gère, mais ça commence à faire beaucoup, elle s’inquiète de plus arriver à gérer, elle s’inquiète pour son père, pour la gestion, elle peut pas compter sur ses frères et sœurs qui ne donnent plus signe de vie, il ne faudrait pas qu’elle commence à vaciller.
Elle découvre l’ange avec une grosse sacoche et un vélo, qui peut venir chez son père. Ange parmi les anges de l’ombre qui sillonnent le quartier, les quartiers, jusque chez ceux qui ont vacillé, temporairement ou pas que. Les soignants à domicile, chez l’enfant cancéreux qui peut recevoir son traitement à la maison, chez les personnes handicapées qui ne rentrent dans les clous d’aucune structure, chez les personnes en fin de vie, chez les accidentés dont la convalescence ne peut se passer à l’hôpital, c’est compliqué les assurances.
L’ange incognito en habit de ville prend le relai, il organise le transport pour un examen à l’hôpital, il fait venir une pédicure à domicile, il gère les mille et une petites choses qui deviennent une montagne pour son père, pour elle, l’ange vole au rond-point Jean-Jacques, entre dans la pharmacie, ramène les médicaments, l’ange change une ampoule.
L’ange à la frange bien nette et aux longs cheveux noirs n’est pas censé faire la vaisselle, passer un coup de poussière, nettoyer un lavabo, mais que voulez-vous, quand aucune ligne administrative n’est prévue pour ce genre de petits détails immenses, on ne se refait pas quand on est un ange, on agit entre les lignes, on fait ce qui doit l’être, on nourrit le chat, on met du bon sens, du sens, dans un système de remboursement qui souvent l’a perdu.
Au détour de l’avenue Gallatin, à l’angle des rues Miléant et des Confessions, sur la piste cyclable des Tilleuls elle repère désormais les anges avec une grosse sacoche et un vélo, parfois sur le trottoir du Devin-du-Village tirant une petite valise à roulettes, elle sait le relai, l’appui, le soulagement, le coup de pouce, elle n’a pas vacillé, son père remonte la pente, il continue sa route, l’ange aussi, les anges aussi, ces anges de la terre, les soignants à domicile.
publié le 31 mars 2020