Par Anouk Dunant Gonzenbach
Il y a des choses immuables. La tarte aux pruneaux du Jeûne genevois en fait partie, couper chaque moitié en deux avec trois générations au-dessus de la pâte. C’est ce qui reste de cette pratique qui vient de l’antiquité, jeûner pour des raisons médicales ou spirituelles, puis de la tradition biblique, jeûner en cas de guerre, de cataclysme naturel, de maladie, de deuil, par solidarité avec des répressions qui ont lieu ailleurs ou en cas d’épidémie. Peut-être qu’on devrait réellement jeûner en fait. A défaut, on se raccroche aux pruneaux, coupés en quatre, on profite de la chance qu’on a et on garde ces moments précieusement.
Il y des choses que l’on croyait immuables, mais à notre grande stupeur, non. Leur symbole aujourd’hui, c’est la plaine de Plainpalais sans chapiteau, la rentrée sans les affiches à lettres jaunes, le début septembre sans cirque Knie. Du solide, pourtant, adapté au fil du temps, plus de lions ni de girafes mais toujours autant de poésie. Mon plus beau souvenir, Dimitri et son énorme bulle de savon dans une lumière translucide et à peine perceptible. Nos parents ont grandi avec la famille Knie, nous aussi et nos enfants continuent. Je ne sais pas vous, mais moi chaque année je verse quelques larmes à la fin quand ils sont tous là à saluer, de Marie-José à la petite Chanel. On croyait cette année encore aller applaudir les hommes de pistes et respirer l’odeur du pop-corn, la plaine est vide. Bâton de bois sans barbe-à-papa.
Il y a des choses qui ne sont pas immuables et c’est tant mieux me dis-je en pédalant un peu lourdement lestée de la fameuse tarte, c’est ce qui se passe dans ma ville en ce moment avec les pistes cyclables. Cela paraissait impossible mais c’est arrivé, l’aménagement peut bouger, la répartition se modifier. D’un coup, des bandes jaunes essaimées, des vélos, de plus en plus. Ce n’est pas encore assez pour y être, dans ce monde plus local, plus humain et plus durable, il y a encore beaucoup à lutter, à défiler, à interpeller, à changer, à voter. Mais c’est déjà un pas pour voir Genève avec fierté.
C’est ainsi que j’aimerais voir les choses avancer. Evaluer, garder ce qui est bien du monde d’avant, et sinon modifier. Courageusement. Et rapidement.
Juste là, aujourd’hui, je garde la tarte aux pruneaux, l’envie d’applaudir Knie l’an prochain, le rosé du Mandement bientôt partagé entre amies, l’espoir du monde d’après qui prend la couleur des logos jaunes des pistes cyclables.
10 septembre 2020