Par Anouk Dunant Gonzenbach
Juste derrière l’Eglise, la ruelle monte en direction de la montagne. C’est celle-ci qu’il faut suivre, pas l’autre qui passe sous l’Eglise. Dans les deux, comme partout ailleurs dans le village, des maisons anniviardes qui n’ont pas changé, le lieu reste authentique. Les gens aussi. Saint-Luc.
Punaisée sur la porte d’une des maisons de cette ruelle, une feuille indique que le musée, qui se trouve ici, est ouvert chaque jeudi après-midi. Ce jour-là, Antille Claude se tient devant cette porte et accueille les quelques visiteurs. Il a bientôt quatre-vingt ans, des yeux bleu très clair et quand il parle, il met toujours le nom de famille avant le prénom. Il nous fait entrer dans la pièce qui sert de musée, au rez de chaussée, qui est en fait la cave. Elle est sombre et bas de plafond, il faut d’abord s’habituer à la pénombre, cligner des yeux pour en évacuer le soleil de l’été valaisan.
Notre hôte nous montre une tasse, une cuillère. La matériel qu’il prenait à l’alpage en été, avec du sérac et du pain, ça te fait la journée. Dans une autre cuillère, posée aussi sur le tonneau, celle du frère ainé Raymond, les initiales gravées dedans. Le frère, quand il avait 17 ans, il était tout seul à l’alpage. Un jour de cet été-là, des voisins sont venus dire aux parents qu’il fallait aller chercher leur fils qui ne pouvait plus marcher. Raymond a dû être redescendu avec un brancard de fortune en sapin. Un an plus tard, il est mort de rhumatisme articulaire. Antille Claude, il tient beaucoup à cette cuillère.
Quand il avait 12 ans, Claude est descendu à Sierre, dans la vallée du Rhône, tout en bas, avec ce frère Raymond pour vendre une vache. Si cette vache n’était pas vendue, il fallait remonter à pied avec elle, sinon on pouvait prendre le car. A la ville, la journée passe, pas d’acheteur. Raymond s’éloigne, une dame s’approche. Elle s’intéresse à la vache. Claude lui explique que la vache est la reine de l’alpage de Rouaz. Raymond revient, fait semblant d’être client, « c’est pas la vache la reine de l’alpage de Rouaz », qu’il dit, « je la reconnais ». Claude poursuit, « attendez, la dame s’y intéresse, je ne vous la vend que si la dame renonce ». La dame achète la vache, les deux frères sont tout contents de leur coup. Je ne sais pas si cette histoire est l’une de celle sur laquelle chaque ancien du coin brode à sa manière, mais Antille Claude est trop heureux de nous la raconter.
A côté, il y a une chaufferette, que tu mets sous les pieds le soir, quand tu as gouverné les vaches toute la journée. Et plus loin, une paire de ski très ancienne, faite avec des douves de tonneau.
Contre le mur, une drôle de machine, qui ressemble à un rouet. Il est trop heureux de piéger les trois citadines, Antille Claude, non, nous ne connaissons pas son usage. Elle sert à presser la pomme de terre. La purée qui en sort est intégrée à la pâte à pain, le pain de seigle. Il était fait quatre fois par an, le pain, alors pour qu’il ne devienne pas trop sec, on y ajoutait de la pomme de terre.
Sur le mur du fond est suspendue une belle collection de cloches, on dit sonnettes. Lors de la première désalpe de Antille Claude, il était tout jeune, le vacher lui a proposé d’orner le front de la vache et de lui mettre cette sonnette au cou, là, celle qui est à gauche. Claude a trouvé cette sonnette trop petite, alors il est descendu au grand village, plus bas dans la vallée, pour en acheter une belle pour le défilé. C’était la première de sa future collection de sonnettes. Bien plus tard, il lui en a manqué deux pour compléter une même gamme de cette collection. Comme quelqu’un du village les avait, il a vendu sa première sonnette, celle qu’il avait achetée quand il était petit avec son petit peu d’argent, pour les acheter. Mais après, il n’en a pas dormi de la nuit, de s’être séparé de sa première sonnette avec tant de souvenirs. Alors, sans dire à sa dame, il a vidé le tiroir de la table de la cuisine, et il est allé la racheter.
La route est arrivée au village en 1930, avant sa naissance. Avant, on bâtait le mulet depuis le grand village du dessous, où on arrivait en char. Il comptait vingt mulets, le village. Il est né plus loin dans la vallée, Antille Claude, dans une fratrie de neuf enfants. Sa mère avait un chapeau pour le dimanche, deux pour la semaine. Il a suivi une formation d’horloger. Plus tard, comme toute la vallée, il a travaillé au barrage, aux deux barrages même. Un hélicoptère l’y amenait chaque jour.
Comme chaque bourgeois, il possède son gobelet, qui est posé là sur la table contre le mur. C’est pour boire à la cave du village, mais lui comme les autres n’ont pas le droit de se servir, il faut attendre le procureur. Il y a deux serrures sur la porte de la cave, deux clés sont nécessaires, sous la garde de deux personnes différentes.
Sa mère s’est fait enterrer à nonante-deux ans dans son costume du Val d’Anniviers. Il nous montre un fromage de 1956. Il le garde pour son propre enterrement, parce qu’à cette occasion, il faut offrir un verre de Fendant, une tranche de pain de seigle et un morceau de fromage.
Nous pourrions l’écouter sans fin, mais au bout d’une heure, Antille Claude nous rend au soleil éblouissant. Riches de tous ses mots. Encore une chose : les souris n’aiment pas l’arolle, alors elles ne le rongent pas.