Par Anouk Dunant Gonzenbach
Le parc des roses
Un jour, faire les commissions à la Coop du coin, même arriver jusqu’à la Coop du coin pour faire tes commissions te parait un exploit plus extraordinaire que de monter l’Everest par la face nord sans assistance et sans oxygène. Ce jour-là, tu es maman pour la première fois et tu sors pour la première fois toute seule avec ton bébé de six jours dans la poussette. Tu as franchi l’Everest.
Tu comprends petit à petit le bonheur d’habiter un quartier qui est un village, tu vas chez le boucher, au marché (en ce temps-là il existe encore), chez Tina, tu vois du monde, le monde admire ton bébé, les gens sont tous formidables, tu parcoures le Beulet dans tous les sens, tu passes du temps à la pharmacie, tu aimes les pharmaciennes, le boucher, Heinz et Danielle du marché, tu aimes les gens. C’est juillet, tu t’enhardis, tu te poses sur le rebord des voies couvertes, tu pousses doucement la poussette en avant et en arrière, tu regardes ton bébé dormir. Tu as de la chance, les smartphones n’existent juste pas encore, tu passeras tout ton congé à regarder le visage de ton petit bébé.
Tu ne sais pas encore que plus tard, il te demandera comment fait le robot pour se gratter les jambes quand ses boutons le démangent car il a les bras trop courts.
Tu explores un peu plus loin, tu découvres le parc des roses, certains l’appellent le parc des chats, la vue sur la Bâtie, le Rhône qui n’en a que faire. Tu prends l’habitude d’allaiter au parc des roses. C’est si paisible. Tu manges un flanc au caramel au parc des roses, tu échanges des sourires avec les promeneuses, tu es protégée par l’ombre d’Ermenonville, par toutes les femmes plus âgées qui passent, par l’été de Saint-Jean. Tes yeux ne quittent pas ton bébé.
Tu ne sais pas encore que plus tard, il te demandera comment c’est les poumons à l’intérieur d’un serpent.
Tu le portes dans l’écharpe, tu déambules au Promeneur solitaire, des tas d’enfants jouent dans la pataugeoire, dans les cabanes, au toboggan, tu entends les cris des enfants, tu écoutes ce bruit du monde, un des seuls qui vaille la peine, mais c’est encore trop tôt pour tout cela, tu remontes au parc des roses, tu allaites ton tout-petit.
Tu ne sais pas encore que plus tard, il te demandera si l’infini de un est plus petit que l’infini de deux.
Aujourd’hui, bien plus tard, entre ordres du jour et rendez-vous à prendre, entre rapports administratifs et sparadraps, entre deux coups de pédale, aujourd’hui que tu es devenue une tisserande du quotidien, tu aimerais bien prendre des morceaux de temps et les déplacer, revenir sur le banc du parc des roses, n’avoir rien à faire que de regarder cette vue et te consacrer entièrement à ce bébé. Tu as l’impression que tu as allaité le temps d’un point-virgule. Et dans ton cœur, tu remercies le parc des roses.
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Paru dans Quartier Libre n. 128, printemps-été 2023