Par Mladenka Perroton
Mon RDV de 21h00
Les couleurs du jour en cette période de confinement sont
posées sur une palette qui tente les mélanges, peu audacieuses, mais bien
souvent et malgré son contexte de huis clos, plaisantes.
Elles se créent selon les détails subtils : les aquarelles de l’Arve qui coule majestueuse, sous mes yeux, les chants des oiseaux au bord du fleuve, maintenant qu’un silence assourdissant s’est installé à Carouge, ou, dans la palette plus banale, qui est celle des parfums provenant de la cuisine, qui s’est vue promue à la pièce centrale de la maison.
Contrairement à certains, ces journées de confinement ne
m’effraient pas. Cette situation ne m’ankylose pas. Un reflex presque contraire, se produit.
Mon cerveau cherche à comparer un vécu, dans une moindre mesure presque semblable
à celui de la guerre en Bosnie, d’où je viens.
Les étagères vides, je connais. Les nouvelles angoissantes,
aussi.
Mais, mon cerveau optimiste fait les comparaisons à son
avantage. Il met les pièces de son côté. Il me dit qu’encore heureuse qu’il y
ait une seule autorité. Une règle pour tous. La nourriture en profusion. Les
fruits et les légumes frais au
menu, si je le désire.
Je n’ai pas peur que ma maison soit ravagée par un obus.
Nous avons, tous, le même adversaire. Et regardons, tous, les mêmes nouvelles,
le soir.
Se connecter, virtuellement, ces jours, aurait presque plus de signification et plus
de sens profond, que ces questions-réponses, devenues si fades et
tristement automatiques, dans la vie « d’avant » le confinement.
Vous savez à quoi je fais l’allusion ?
À ce fameux « Comment
ça va ? Ça va. « Le
caractère simultané de la question et de la réponse trahit amplement notre peu
de disponibilité pour réellement nous
enquérir de l’autre. Et
encore moins, pour nous attendre à une autre réponse que celle que tous les
protagonistes connaissent par cœur. En cette période de crise, les questions
sont peut-être les mêmes, mais les réponses puisent dans toute la gamme et avec
les variations que nous entendons avec une capacité toute nouvelle. Celle du
temps dédié à l’autre. Car, pour avoir du temps, on devient riche en captation
de la moindre hésitation et de la virgule, pour lesquelles, avant, nous
n’avions pas l’habitude de laisser de l’espace.
Mais, plus que tout, dans mon quotidien si peu trépidant, la
chose qui me ravit le plus est mon RDV de 21h00.
Mon RDV de 21h00 est fiable, stable, enthousiaste, il
s’exclame, il cherche à être créatif, il met de nouveaux habits sous forme
d’une nouvelle musique, d’une autre façon de dire « Bravo ! ». Il est arboré au balcon, à la fenêtre à
21h00 précise. Il est soucieux d’être à l’heure, de ne rien omettre de
l’admiration pour ceux pour lesquels il se donne de la peine d’exister :
pour le personnel soignant et ceux qui nettoient les salles dans les hôpitaux.
Mon RDV de 21h00 a un chic de s’effacer, de faire briller
l’autre. Mais, je le soupçonne quand même, et si je veux être tout à fait
franche, de jouir d’un sens d’appartenance, de faire partie d’un groupe plus
large que sa famille, les seuls gens qu’il côtoie dernièrement. Et que cela lui
fait rehausser le moral, et le sauve, de justesse, d’une morosité qui risque, à
chaque moment, de s’emparer de son être, proportionnellement grandissante à la déclinaison de la
lumière du jour.
Mon RDV de 21h00 me rappelle que je suis fragile et vulnérable,
soit, mais son apparition m’enchante, avec une admiration renouvelée, tous les
soirs, de ressentir que les choses graves, comme celle de réduire nos cartes du
jour, nos plans, nos calendriers à « un jour à la fois », est aussi
une force qui est là, évidente, dans les applaudissements, qui sont ceux de la
résilience et de la force d’être unis.
J’y reconnais une gentillesse, maladroitement dissimulée sous les bruits déployés par
les mains vigoureuses et par les gorges qui auraient envie de s’ouvrir et de
chanter la vie, qui nous est, momentanément, un peu volée.
Notre présent deviendra un jour le passé, comme celui qui
était mon quotidien entre 1992 et 1996.
Et, que même de cette période, aussi tragique et affreuse
soit elle, je garde les souvenirs d’une résilience hors pair, propre à l’homme,
la même que je reconnais en mon RDV de 21h00, ici à Genève, presque trente ans
plus tard.
Carouge, 22 mars 2020
publié le 23 mars 2020