Par Anouk Dunant Gonzenbach
Le crieur public de la Concorde
La Concorde, ce n’est pas celle de Paris à midi le 15 août chantée par Prévert, c’est le quartier de Genève en pleine mutation, à cheval sur deux communes, Genève et Vernier, entre l’avenue d’Aïre et Châtelaine. Un périmètre en chantier, en densification depuis quelques années. Un mélange d’habitants dont c’est le lieu de vie depuis de très nombreuses années et de nouveaux venus. Une population mixte.
Le crieur, c’est Thibaut Lauer, adepte des projets spontanés même s’ils sont mal ficelés, convaincu que ce type d’initiative propose du sens même si tout n’est pas forcement impeccable, porté par ce qui conduit droit au cœur du lien. Thibaut est animateur socio-culturel à la Maison de Quartier de la Concorde et travaille avec sa collègue Floriane Pfister.
Le virus a eu raison de l’ouverture de la Maison de quartier, mais les animateurs ne se voient pas abandonner les habitant.e.s, pour certains fragiles et précaires. Alors, il faut innover, impensable de rester passif, tout en respectant les règles sanitaires. Thibaut et Floriane ont alors l’idée de faire revivre la coutume qui vient du fond des âges, celle du crieur public, pour établir ou renforcer les liens (inter)rompus par la pandémie.
L’action est annoncée par les canaux du quartier. Chaque habitant.e est invité.e à envoyer un texte, un poème, une citation à partager via courriel ou Whatsapp. Mots qui seront criés une fois par semaine, le mercredi, dans quatre lieux du quartier : rue Jean-Simonet, devant les immeubles de l’école Emilie-de-Mosier, aux Jardins du Rhône et à l’angle Henri-Bordier/Concorde.
C’est humble, modeste, sans moyen technique élaboré puisqu’il était impossible d’acheter quoi que ce soit, les magasins étant fermés. Un mégaphone, un téléphone, un câble sur le dos, et c’est parti. Le crieur et son acolyte, accompagnés par la suite par une jeune musicienne du lieu au Ukulélé, déambulent à la rencontre des différents endroits du quartier.
L’appel à textes n’a pas vraiment fonctionné, les propositions n’ont pas été nombreuses. Mais jolies : la légende du colibri de Pierre Rabhi ou la légende de la Terre-Mère des Hurons. Des citations de Mandela, Saint-Exupery ou Nietzsche, aussi. En revanche, il y a eu pas mal de demandes de musique dont Think d’Aretha Franklin, Asimbonanga de Johnny Clegg ou encore La fiancée de l’eau de La rue Ketanou.
Le crieur arrive dans la cour, au pied des immeubles, salue. Des mamans avec enfants qui jouent dans le lieu regardent d’abord avec étonnement. Issue du natel et amplifiée par le mégaphone, la musique s’élève et vient enjoliver pour un petit bout de journée ce quotidien souvent difficile à gérer. Dans certains lieux, l’ambiance est là, dans d’autres il s’agit d’apprivoiser ce moment, le lieu, les gens.
Au fil des mercredis (six en tout), le crieur affine la prestation avec sa connaissance du terrain chaque fois améliorée. On ne rencontre pas les gens sans un minimum d’attention. Au fil des mercredis, des visages timides apparaissent derrière la vitre, puis à la fenêtre ouverte ou sur le balcon. De très beaux regards, des partages de grands isolements, d’immenses solitudes. Au fil des mercredis, ces premières approches promettent les rencontres de demain.
Puis, doucement, voyant poindre la fin du confinement, il a été décidé de terminer ce projet, avec le public et en gardant une attention au lieu, plutôt que d’effriter l’action en queue-de-poisson. Habiller le terrain par cette prestation a été l’opportunité pour les animateurs socio-culturels d’être dans un lien, quel qu’il soit. Ce n’était pas léché, c’était doux, réalisé avec les moyens du bord, en adéquation avec les publics fragiles qui ont du mal quand c’est trop parfait. L’animateur a un visage, celle du crieur public. Il est repéré, identifié, un jeune bleuté par la vie a pu être ainsi aiguillé par un habitant sur une figure désormais connue.
Trois bouts de ficelle, des mots, des notes, une présence qui a permis la rencontre. Des applaudissements, parfois timides, à la fin. On est là au cœur du vrai, au centre de l’authentique. Le récit de Thibaut me fait frissonner. Cette action, une bulle d’espérance, une de ces petites bulles qui rendent le monde meilleur.
Publié le 19 mai 2020