Par Anouk Dunant Gonzenbach
La fille de pierre
Depuis le 21 mai 2020, le Musée d’Art et d’Histoire ouvre à nouveau ses portes.
Je te rencontre dans la cour du Musée d’Art et d’Histoire. Face à face. Arrêt. Tu me regardes de tes yeux de pierre, de tes yeux qui viennent des âges les plus profonds, de tes yeux qui se sont fermés il y a deux mille ans. De chaque côté de ta tête, un croissant de lune. Parce qu’il y a deux mille ans, les âmes des morts allaient habiter la lune.
Tu es Sevva, fille de Verecunda. Déjà en-dehors de l’ordinaire en ton temps, car ton prénom, gaulois, était très rare. Et particulière encore aujourd’hui, car tu es la première fille genevoise dont on connaisse le visage. Enfin, on le devine, le sculpteur a fait ce qu’il a pu.
A ton époque, Genève dépend de Rome et fait partie de la Gaule narbonnaise. A ton époque, Jules César est passé ici depuis peu. A ton époque, l’Helvétie est pacifiée, Genève n’est plus fortifiée, des propriétaires romains construisent de beaux domaines à Frontenex, à Saint-Gervais, à Chambésy, à Carouge et à Chancy.
Peut-être es-tu allée au marché du Bourg-de-four, le centre de l’agglomération. Peut-être que deux mille ans plus tard, sur la terrasse de la Clémence, je te rencontre, rendez-vous intemporel sur cette même place. Je bois un café avec toi, mais je ne sais rien de toi. Il semble que tu ne sois pas née à Genève, que tu étais une pérégrine, comme ta mère, une personne libre qui n’a pas la citoyennenté romaine, il paraît que tu venais de Gaule ou d’Helvétie.
Tu es morte avant ta mère, qui a fait graver pour toi une cippe. Affreux mot, stèle funéraire en pierre, qui porte une inscription, ton nom, le sien. Il ne reste de toi que cette stèle, ton visage, vos noms, les croissants lunaires. Verecunda l’a faite sculpter pour toi. Tu as été transportée par la mort jusque chez les dieux et ces signes lunaires t’assurent l’immortalité.
On t’a retrouvée en 1917, par hasard, lorsque des ouvriers faisaient des travaux en ville. Ta stèle et une autre, avec d’autres blocs romains, avaient été utilisés comme fondation pour soutenir le poids d’un escalier à la rue du Marché. Tu servais de réemploi. Tu as été mise au monde à nouveau. Puis offerte au Musée.
Et depuis, dans un coin de la cour de ce Musée, dans cette cour tellement hors du temps, tellement hors de propos de la cité riche, un peu palais italien décadent, un peu cloître, un peu débarras aux entournures, dans cet endroit que j’aime tellement, tu offres ton visage à celui qui s’arrête et te retrouve, hors du temps. Face à face. Arrêt.
Publié le 27 mai 2020