Il s’apelle Jean Batsi et apparaît sur une page dans le troisième volume de la trilogie « Un pape suisse » de Jacques Neyrinck, il vit dans les sous-sols de la gare de Milan, toi tu lis l’histoire et il te fait pas trop rêver ce personnage qui est gris de crasse, qui survit avec les restes de la rue et les fonds de bouteille et qui t’emmène loin de l’univers des premiers romans où tu buvais avec ce qui se révélera être son cousin un bon vin de Fully au soleil couchant sur la terrasse élégante en face des sommets alpins.
Sauf que Jean Batsi, qui sent mauvais et qui a les dents pourries, qui en est arrivé à la rue après un licenciement, un divorce, la fin de droit du chômage, la chute qui ne cesse de chuter et puis la cassure finale, tu te dis que Neyrinck est vraiment fort en matière de réalité, ce clochard donc quand il arrive à avoir son verre de vin, qu’il voit une photo de fille nue bien charnue ou qu’on lui offre miraculeusement un repas, il s’exclame invariablement « la vie est bonne ».
Et là tu le trouves sympa ce Jean, parce que l’auteur évidemment te conduit à le trouver sympa, mais c’est plus que de la sympathie, et tu te dis que son expression elle est pas mal, qu’il a raison, et tu vas te surprendre à la réutiliser. Pas dans le même contexte bien sûr, dans ta vie bien bourgeoise, plus proche de celle du cousin de Fully que du pauvre hère déchu, mais dans cette vie où tu as réalisé que reconnaître les moments de grâce, c’était une des choses les plus importantes, que peut-être c’est là l’essentiel de la vie à ce moment-là de ton existence. Et le « la vie est bonne » de Jean Batsi, il va t’échapper souvent désormais.
Quand tu es dans le train, qu’un rayon de soleil vient chauffer ta joue à travers la vitre, côté lac, la vie est bonne. Quand tu t’assieds sur le banc de la Treille avec ta salade bio et que tu laisses de côté pour quelques minutes le stress du travail, ou même pas le stress, juste les embêtements ou les questions difficiles à résoudre, que tu arrives à les tenir à distance et que tu regardes le marronnier, et que tu te dis qu’il est somptueux, ce marronnier, la vie est bonne. Quand tu t’arrêtes au bord de la route avec ton vélo pour observer la rose trémière qui a poussé entre deux bouts de trottoirs, et qu’elle t’émeut cette fleur, la vie est bonne.
Ces petits moments pleins, tenus loins du Coca zéro, du lait demi-écrémé, de la conversation en trois parallèles de réseaux, de la cent-cinquantième partie de ton cerveau qui rappelle à la cent-quarante neuvième de passer chercher dimanche prochain à 9h le gâteau d’anniversaire à la boulangerie, mais as-tu rappelé cette boulangerie pour confirmer le texte dessus, ces petits moments entiers que tu peux accueillir grâce à ton vide que tu cultives précieusement depuis que tu as commencé à l’apprivoiser, dans un de ces petits moments tu entends l’oiseau chanter que la vie est bonne, et Jean Batsi, quelque part sur un banc, dans un livre, l’écoute aussi et il est bien d’accord avec lui.
Anouk Dunant Gonzenbach