par Anouk Dunant Gonzenbach
Les rubans s’effacent peu à peu, sous les pieds les lettres claircissent. Je me souviens, il y a presque vingt ans, bandes oranges ondulantes, grands bacs à fleurs, je me souviens ma petite fille de deux ans, tous ces mois d’été, nous arrosions avec le jardinier, je prenais le café, Terrasse du Troc. Récolte de souvenirs, les cosmos les courgettes poussaient, les bandes oranges serpentaient.
Je me souviens, le début de chaque ruban. Petit pied posé délicatement devant petit pied, la petite fille avance en orange, ne pas dépasser de la ligne. Dessous, les mots témoignages de la mémoire du quartier. « Je me souviens de la grosse fumée blanche du train qui passait sous le pont de la rue de Miléant. Notre classe se déplaçait de l’école des Charmilles pour aller à Saint-Jean. Tous les gosses couraient pour se trouver dans la fumée ».
Je me souviens cette excursion presque quotidienne au bout des voies couvertes, il fallait aller vérifier, la courgette qui grossit, nous prenions l’affaire au sérieux, rubans oranges, «je me souviens d’une espèce de pré devant la tour Constellation, devenue un parking privé », superposition de temps, en un lieu, lieu à se réapproprier en 2006, aujourd’hui lieu vivant et exemple de tout ce qui est bon pour aujourd’hui, parce que Voies_Là. « Je me souviens qu’il fallait faire la queue pendant des heures dans l’escalier avant d’être reçu par le Dr Guy Patry dans son cabinet à côté de la poste, je me souviens d’une ravissante fleuriste dont le magasin se trouvait à l’avenue Gallatin, où il y a maintenant une laverie ».
Les pieds et la pluie gomment les rubans pimpants oranges et tous leurs mots, les cris et les rires des enfants éclaboussent le pourtour de la pataugeoire, qui se souviendront à leur tour de ces moments joyeux, là où autrefois celles et ceux qui se souviennent regardaient passer les trains, les talus aux herbes folles.
Les lettres s’estompent, je me souviens les pieds de ma petite fille suivant les guirlandes de bitume, poésie de sol, je me souviens et de nouvelles lettres se forment, le quartier se souvient, vit et se souviendra, les trains passent dessous, les enfants et les artistes dessus, les passant.es et les artisan.es, les ateliers et le Picotin, le yoga et le slam, la toiture végétalisée et les balançoires, les mosaïques et les roses trémières, les bambous et les déchets, la vue sur la Reliure et la Maison Ronde, chewing-gum et linge de bain, trottinettes et pattes de chiens, roues de poussettes et cannes de soutien, rubans de Saint-Jean.
Août 2025
Paru dans Quartier-Libre n. 133, automne-hiver 2025/2026
L’association La Terrasse du Troc est fondée en décembre 2004 par Laura Györig Costas. Elle lance son projet en 2006 sur la couverture des voies ferrées de Saint-Jean. Cette première édition a eu pour thème « La mémoire de Saint-Jean ». Des histoires, anecdotes, mythes et légendes racontées par les habitant.es ont été récoltés. Ce réservoir de témoignages a été traduit par des artistes sous différentes formes artistiques, dont des phrases peintes sur des bandes oranges collées sur la couverture des voies ferrées, une installation de Julia Sørensen et Pierre-Louis Chantre. Voir : Dehors ! Cultiver l’espace public, sous la direction de Laura Györig Costas, La Baconnière, 2016. Voir aussi le site forum1203.ch qui archive un dossier sur la Récolte de souvenirs.
