Par File-vers-le-vent
Anna, au bord du monde assise
Il y a ceux qui oeuvrent comme des forcenés, sept, dix, douze jours d’affilée, ou même plus, avant de prendre trente-six heures de repos pour ensuite retourner soulager les malades et assister les collègues. Ils font honneur à l’espèce humaine et à son intrinsèque philanthropie. Car, oui, la preuve en est faite chaque jour, nous, les humains, ne sommes pas que rivalité, agressivité, cupidité, jalousie, domination et autres bouffonneries. Le bon, le beau et le sens du devoir sont en nous aussi. Au coeur de nous-mêmes.
Ceux qui oeuvrent, donc, en appellent majoritairement à leur bonté et à leur sens du devoir pour trouver, en pleine tempête, la force et le courage de « monter sur le pont », selon l’éloquente expression consacrée.
Et nous, les confinés, que faisons-nous? Qu’est-ce qui parle en nous? L’impatience? L’admiration? L’agacement? Peut-être même le désespoir ? Mais… la vraie question n’est-elle pas plutôt : « qu’est-ce qui devraitparler en nous si nous voulions participer à la lutte ? » À qui ou à quoi s’en remettre pour ne pas se sentir temporairement hors du monde? Pourquoi pas à la poésie?
Tous confinés, tous poètes. Pour nous-mêmes, pour nos proches, pour des inconnus, pour le monde. Tous, nous pouvons convoquer la poésie et, à défaut de commander aux vents et aux marées, être au moins une goutte d’eau dans l’océan. À ceux qui en doutent et qui se croient incapables de toute production poétique, voici, en quelque sorte, un mode d’emploi, énoncé en 1839, par un certain Alfred de Musset, âgé alors de 19 ans, dans son « Impromptu en réponse à la question : Qu’est-ce que la poésie ? »:
Chasser tout souvenir et fixer sa pensée,
Sur un bel axe d’or la tenir balancée,
Incertaine, inquiète, immobile pourtant,
Peut-être éterniser le rêve d’un instant ;
Aimer le vrai, le beau, chercher leur harmonie ;
Écouter dans son coeur l’écho de son génie ;
Chanter, rire, pleurer, seul, sans but, au
hasard ;
D’un sourire, d’un mot, d’un soupir, d’un regard
Faire un travail exquis, plein de crainte et de
charme
Faire une perle d’une larme :
Du poète ici-bas voilà la passion,
Voilà son bien, sa vie et son ambition.
Alors ? L’opportunité est là, devant nous, la chance nous est offerte, sachons la saisir! Poète, prends ton luth!
Et lorsque tout sera terminé, lorsque nous sortirons de nos foyers et arpenterons à nouveau librement la campagne, avant de courir, de grimper, de crier, de sauter, bref, de caracoler par monts et par vaux, nous pourrons avec quiétude nous adosser un instant à un arbre ou à un rocher, et admirer sereinement le spectacle, tout comme le faisait Anna, au bord du monde. Anna de Noailles, qui, en 1901, à 25 ans, nous offrait son magnifique poème : « La vie profonde » :
Être dans la nature ainsi qu’un arbre humain,
Étendre ses désirs comme un profond feuillage,
Et sentir, par la nuit paisible et par l’orage,
La sève universelle affluer dans ses mains.
Vivre, avoir les rayons du soleil sur la face,
Boire le sel ardent des embruns et des pleurs,
Et goûter chaudement la joie et la douleur
Qui font une buée humaine dans l’espace.
Sentir, dans son cœur vif, l’air, le feu et le sang
Tourbillonner ainsi que le vent sur la terre ;
— S’élever au réel et pencher au mystère,
Être le jour qui monte et l’ombre qui descend.
Comme du pourpre soir aux couleurs de cerise,
Laisser du cœur vermeil couler la flamme et l’eau,
Et comme l’aube claire appuyée au coteau
Avoir l’âme qui rêve, au bord du monde assise…
publié le 11 avril 2020