Par Anouk Dunant Gonzenbach et Claude Bonard
Encore marmots, certaines et certains d’entre-nous se sont fait tirer du lit chaud et douillet très tôt, le matin du Réveillon, pour aller à la Treille dans le grand froid de l’hiver assister à une cérémonie avec discours, gens en uniforme et tir aux canons. D’autres pas. Tout ce qui est proche n’est pas forcément connu. Alors le tir des canons, la Restauration, le 31 décembre, c’est quoi déjà ? Il nous semblait important d’éclairer de quelques lignes cette affaire.
En une phrase, le 31 décembre 1813, Genève retrouve son indépendance et décrète la Restauration genevoise. En raison de contraintes imposées par le « libérateur » autrichien, la proclamation officielle a lieu seulement le 1er janvier 1814. Chaque année, le 31 décembre, Genève commémore officiellement cet événement et la population est conviée à participer à cette cérémonie. Essayons donc de mieux en comprendre les tenants et aboutissants !
La Restauration
Le terme de restauration, de manière générale, désigne le rétablissement d’un ordre politique. De quoi s’agit-il ici pour Genève ? Il est nécessaire tout d’abord de reculer de quelques pas et de quelques années pour mieux comprendre le contexte général des événements.
Révolutions (1789-1792)
Remontons carrément à la Révolution. La Révolution française de 1789 marque la fin de l’Ancien Régime et le remplacement de la monarchie absolue française par une monarchie constitutionnelle, puis par la Première République. A Genève, le gouvernement «aristocratique» considère avec craintes et mépris ces nouvelles institutions (ils ont peur de perdre leur pouvoir qui se transmet de manière oligarchique). Mais la bourgeoisie, elle, y voit des idées semblables aux siennes et enfin une lumière.
En 1792, Genève fait sa révolution (le 18e siècle a enchainé les troubles politiques, révolutions et interventions étrangères) et met fin à l’Ancien Régime. L’égalité politique des Genevois de toutes les classes est établie dans l’Edit consacrant l’égalité politique du 12 décembre 1792, ce qui ne plait évidemment pas aux conservateurs.
Genève française (1798-1813)
Les guerres qui débutent en 1792 -la France contre les monarchies- gagnent toute l’Europe. En 1792, des troupes françaises envahissent les terres du prince-évêque de Bâle. Quelques années plus tard, en 1798, les armées de la République passent à l’offensive en envahissant l’ancienne Confédération suisse. Victime de cet expansionnisme militaire révolutionnaire, l’ancienne Confédération suisse est remplacée en 1798 par une République helvétique sous contrôle français.
Le 15 avril 1798, l’armée française du général Jean-Pierre Girard-dit-Vieux entre dans Genève. La République est à terre. Genève est annexée à la France et devient alors le chef-lieu d’un nouveau département: le département du Léman. Sa population est composée de 10% de Genevois, 17% de Gessiens et 73% de Savoyards. On peut relever le curieux destin de ce Girard, un Genevois qui a été banni suite au soulèvement des bourgeois et natifs en 1782 et qui revient à Genève seize ans plus tard en tant que général français pour occuper sa Cité.
Dans le traité d’annexion de Genève à la France du 26 avril 1798, l’ancienne république bénéficie néanmoins de conditions particulières, qui lui permettent de continuer à gérer certaines de ses institutions comme le Collège, l’Académie ou l’Hôpital général. Mais quand-même, cette période (d’ailleurs assez peu enseignée dans les écoles) est néanmoins néfaste pour Genève: son économie décline et beaucoup de pauvres doivent recourir à l’assistance publique. La démographie diminue. Dès 1802, la population est soumise à la conscription : ainsi, de nombreux jeunes soldats genevois périront ou seront faits prisonniers lors des campagnes napoléoniennes.
Repli des troupes de l’Empire français
En octobre 1813, les troupes de l’Empire français, qui ont été défaites à la bataille de Leipzig, se replient. Elles sont talonnées par les armées coalisées de Russie, d’Autriche et de Prusse.
Le 21 décembre 1813, le corps d’armée autrichien du Feldmarschall-leutnant Ferdinand comte Bubna von Littiz pénètre en Suisse par Bâle avec pour but de gagner ensuite Genève puis Lyon.
Sentant le vent tourner, un groupe d’anciens magistrats genevois crée secrètement une commission en vue de préparer la restauration de l’ancienne République.
Départ des Français et arrivée des Autrichiens
Le 30 décembre 1813, la garnison française du général Jordy quitte Genève. L’après-midi même, vers 13h30, les Autrichiens de Bubna occupent la cité. Cette armée compte selon les sources entre 8000 et 10’000 hommes (on n’entre pas dans les détails, mais les récits contemporains n’y vont pas de main morte, il faut les nourrir, les loger et les soigner, ces Autrichiens). Ils vont rester jusqu’au 30 juin 1815. La commission clandestine du groupe d’anciens magistrats évoquée ci-dessus s’érige alors en gouvernement provisoire et désigne quatre syndics selon les usages politiques d’Ancien Régime (on rappelle que le Petit Conseil, soit l’ancêtre du Conseil d’Etat, était formé de 25 membres présidés par quatre syndics. Il y avait également un Conseil des Deux-Cent – ancêtre du Grand Conseil- et tout ce petit monde s’élisait entre eux, ce qui a donné les envies et idées révolutionnaires à ceux qui en étaient exclus).
Le 31 décembre 1813, une proclamation est rédigée qui annonce simultanément l’indépendance de Genève et la Restauration de la République. Emmené par les conservateurs Ami Lullin et Joseph Des Arts, le gouvernement autoproclamé vise à rétablir l’ordre politique d’avant la Révolution.
La proclamation de la restauration, un cafouillage monumental
Le 31 décembre 1813, sauf que… à ce moment, il y a eu un cafouillage monumental avec la Proclamation, qui a été lue sur les places non pas le 31 décembre… mais le 1er janvier 1814. Le texte de la Proclamation, une harangue rédigée dans le style ampoulé et obséquieux du temps par les autoproclamés « Magnifiques et Très-Honorés Seigneurs Syndics et Conseil de la Ville et République de Genève » est reproduit ci-dessous.
Ce texte devait donc être lu sur les places de la ville le 31 décembre. Mais Bubna avait exigé que ce texte lui soit soumis avant publication. Un témoin du temps, Amédée Jules Pictet de Sergy, avocat amené à devenir membre du Conseil Représentatif, a décrit ces péripéties dans un ouvrage publié en 1869 et raconte que « […] la journée toute entière s’est écoulée à discuter, corriger, imprimer, réimprimer et rien ne s’était trouvé prêt avant la nuit. On dut renvoyer la publication au lendemain, mais on oublia d’en changer la date primitive ». Fêtée le 31 décembre, la proclamation de la Restauration a en réalité eu lieu le 1er janvier 1814 !
Le feldmarschall-leutnant autrichien Ferdinand comte Bubna von Littiz
Un petit mot sur Bubna : c’est lui qui commande les troupes autrichiennes qui entrent à Genève le 30 décembre 1813. Il en repart en mars 1814, au soulagement des Genevois qu’il a énervés par ses tracasseries et l’affaire des canons. Mais comme il faut être diplomatique, les autorités le font bourgeois d’honneur en juillet 1815 et il en reste aujourd’hui le Passage De-Bubna à peine connu, qui relie le Boulevard Helvétique à la rue des Glacis-de-Rive.
Les canons
En face de l’Hôtel de Ville, sous les Archives d’Etat, au lieu-dit de l’Ancien Arsenal, se trouvent cinq canons de bronze qui sont les derniers vestiges de l’artillerie genevoise. Quatre de ces cinq canons -le cinquième avait été caché- ont été réquisitionnés par les Autrichiens (qui en tout ont confisqué les septante canons de l’arsenal genevois) en février 1814. En hiver 1814, les Autrichiens embarquent donc le contenu de l’arsenal à bord de six barques pour les emporter en Autriche via Ouchy. Les Genevois et leur gouvernant sont bien énervés, mais grondent en vain. Ils ont encore besoin des Autrichiens pour résister à la contre-offensive de Napoléon dont les troupes sont à nouveau à Carouge en mars 1814 (la peu connue bataille de Saint-Julien du 1er mars 1814).
Joseph Pinon un officier genevois, décide alors d’aller réclamer ces canons directement à Vienne. Après des premières démarches diplomatiques infructueuses, il arrive à rencontrer l’Empereur François 1er d’Autriche à Schönbrunn, qui donne son accord. Reste à identifier les canons dispersés dans différentes villes autrichiennes. Finalement, Pinon arrive à faire revenir à Genève 48 pièces en septembre 1814, la suite arrivera au compte-goutte jusqu’en 1923. Le 31 décembre 1814, pour la commémoration de la première année de la Restauration, un défilé de sept pièces d’artilleries tirées par des chevaux est organisée, et Pinon est promu lieutenant-colonel.
Parmi les canons qui nous restent, celui qui porte deux dauphins comme anses, le plus ancien, a été fondu en 1680 à Genève.
Alors, la Restauration ? En réalité, un retour à l’ordre ancien
Comme nous l’avons évoqué plus haut, il s’agit de casser un peu le mythe : La Restauration signifie le retour au pouvoir des perruques poudrées qui n’imaginaient alors pas autre chose que le retour à l’ordre ancien ayant prévalu avant la révolution genevoise de décembre 1792, celui des patriciens. Joseph Des Arts, chef de file et instigateur de la première Commission de Gouvernement secrète du 24 décembre 1813, avec Ami Lullin et Abraham-Auguste Saladin de Budé, écrivait dix-huit ans plus tôt, en 1795 que « les hommes naissent et demeurent inégaux en droit » ou encore que « la souveraineté du peuple est une chose détestable ».
Une fois la Restauration accomplie, Genève se dote d’une nouvelle constitution adoptée le 24 août 1814. Cette nouvelle charte fondamentale de la jeune République écarte la majeure partie des Genevois de toute participation à la vie publique. Témoin avisé de cette époque, l’avocat et écrivain Amédée Pierre Jules Pictet de Sergy que nous avons déjà cité plus haut – qui n’était pourtant pas un révolutionnaire – écrira en 1869, soit 55 ans après les événements que « la constitution de 1814 était un travail improvisé dans de mauvaises conditions d’étude et de réflexions, et qu’elle a vécu ce que vivent les constitutions ». Et d’ajouter cette phrase superbe : «Elle est descendue dans le gouffre qui engloutit les œuvres usées et vaincues. Nous sommes loin de songer à l’en exhumer.»
La suite
La porte est désormais ouverte pour le rattachement de Genève à la Confédération (19 mai 1815) puis engendrer la marche vers l’égalité des citoyens et le réveil démocratique de 1841. Une nouvelle constitution verra le jour en 1842, suivie quatre ans plus tard de la révolution radicale de 1846 qui marque la naissance de la Genève moderne.
La commémoration de la Restauration
En 1863, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la Restauration, une plaque commémorative est apposée sur le mur de la tour Baudet à côté de la Treille. Depuis 1883, les étudiants de Zofingue rejoints par les membres de la Société militaire du canton de Genève (MSG) prennent l’habitude de se réunir sur la Treille afin de commémorer l’anniversaire de la Restauration de la République. Cette coutume s’amplifie dès 1887 ; à l’invitation de la SMG, les Genevois se donnent rendez-vous sur la Treille le 30 décembre au soir tombant. Une cérémonie devenue imposante avec le temps en présence de nombreux invités représentant la fine fleur du monde politique, académique et militaire genevois. Depuis 1914, c’est la Société d’Artillerie de Genève qui est chargée de tirer les salves des coups de canon.
Chose curieuse, alors que la Restauration du 31 décembre 1813 constitue un événement clé de l’histoire genevoise, aucune cérémonie officielle ne ponctuait cet anniversaire. Une incohérence que relevèrent à juste titre les membres du Conseil d’État.
Dès lors, depuis 2007, le 31 décembre au matin, une cérémonie officielle marque la date de la Restauration de la République en 1813. Elle commence à huit heures par des salves de tirs sur la promenade de la Treille, la promenade Saint-Antoine et la rotonde du Mont-Blanc (tout porte à croire que les canons tonnent vraisemblablement déjà lors du premier aniversaire de la Restauration, c’était dans les coutumes du temps). Une aubade est ensuite donnée par le Corps de musique de Landwehr puis a lieu la cérémonie officielle au pied de la Tour Baudet. Elle commence par le chant du « Cé qu’è lainô » par l’assistance. Le Conseil d’Etat s’exprime ensuite et prononce ses vœux, puis tout le monde chante l’Hymne national. La Landwehr joue enfin « Aux Armes Genève ». Une collation est ensuite offerte à la population sous l’Ancien Arsenal (maintenant nos lectrices et lecteurs sont au point sur les canons qui s’y trouvent), puis les personnes qui se rendent au culte de la Restauration se déplacent à la cathédrale Saint-Pierre.

cote AEG Placards portefeuille 16 placard 1744

cote AEG B 394

Références :
Article « restauration », Dictionnaire historique de la Suisse DHS, en ligne https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/009799/2012-01-12/.
Archives d’Etat de Genève, « L’entrée de Genève dans la Confédération », https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/entree-de-geneve-dans-la-confederation/.
Archives d’Etat de Genève, Exposition en ligne « Genève et les Suisses », https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/geneve-et-les-suisses.
Bonard Claude, Derrière le rideau – Petites chroniques de la rue de l’Hôtel-de-Ville, Genève, Slatkine, 2022.
Bonard Claude, Histoire du Corps de Corps de musique de Landwehr -Harmonie officielle de l’État de Genève 1783-1789-1989, Genève, Edition Corps de Musique de Landwehr, 1090.
Bonard Claude, « La Restauration genevoise, entre ombre et lumière », Tribune de Genève, 31 décembre 2023, https://www.tdg.ch/linvite-la-restauration-genevoise-entre-ombre-et-lumiere-109988400830.
Chaix Benjamin, «1814, les retour des canons provoque une liesse populaire », in Tribune de Genève, 9 novembre 2015, https://www.tdg.ch/1814-le-retour-des-canons-provoque-une-liesse-populaire-350211022841.
Foldi David, Le Brécaillon, Bulletin de l’Association du Musée Militaire Genevois, No 9, février 1988, pp. 34-40.
Langendorf Jean-Jacques, « Pinon, l’homme aux canons », in Les canons de l’ancien arsenal, Genève, Union des Sociétés Militaires de Genève, 2008.
Massé Arthur, Echelles et canons – souvenirs genevois, Genève, Cherbuliez, 1882.
A.-P.-J. Pictet de Sergy, Genève ressuscitée le 31 décembre 1813 – récit d’un vieux genevois, Genève et Bâle, H. Georg éditeur, 1869, p. 125.
Société militaire du Canton de Genève, Notice historique sur la Société militaire du canton de Genève, Genève, 1973.
Société de la Restauration et du 1er juin, Souvenirs du Centenaire de la Restauration, Genève, Imprimerie Henri Jarrys, 1914.
« Les Genevois de Berne », in Campus, n. 117, juin-août 2014, https://www.unige.ch/campus/numeros/117/dossier2/ (pour la citation de Joseph des Arts).
Texte écrit en décembre 2025.
