Par Anouk Dunant Gonzenbach
La pharmacie au coin de la rue
C’est fou comme les gestes quotidiens les plus banals changent de sens aujourd’hui, et c’est fou comme une constatation si banale peut se matérialiser par des bouffées de je-ne-sais-quoi ou de quelques larmes qui montent aux yeux inopinément. Mais la vue dans un parc d’un toboggan censuré par une croix en bande de chantier rouge et blanche est-elle si banale.
Parmi les gestes quotidiens, ou disons environ une fois par mois pour être plus honnête, le petit achat à la pharmacie. Enfin, ce fut quotidien, un temps, le temps du lait en poudre, des dosettes pour nettoyer les yeux ou de la vitamine K, ce temps où une promenade jusqu’à la pharmacie avec une poussette -voire une poussette plus une écharpe de portage- équivalait à la montée de l’Everest sans oxygène par la face nord. En ce temps-là, les pharmaciennes étaient le repère, le phare du coin de la rue.
Depuis, elles sont là, dans le paysage, au fil des années les bonjour et les sourires se sont appuyés, des paroles autres que juste nécessaires se sont échangées, puis des bouts d’histoire. Du vrai lien social pour tous les clients, les pharmaciennes de Saint-Jean, stables dans le temps, spontanées dans un accueil avenant jamais affaibli, ancrées dans la vie du quartier (c’est là qu’a lieu année après année le désormais célèbre concours de déguisements de l’Escalade pour les enfants).
Un paysage qui n’était pas censé se modifier, un paysage paisible entre boucherie, boulangerie, école, poste et pharmacie, au bout la Coop, entre deux les rencontres sur le trottoir. Et là, au dixième jour de confinement, je n’avais pas besoin de masque ni de désinfectant, non, je savais bien que c’est la pénurie, je voulais juste acheter un produit normal comme en temps normal. Sauf que. Dans cette pharmacie aussi familière que le clocher de l’école, de voir les flèches dessinées par terre pour indiquer le sens de la visite, les rayons barrés par cette fameuse bande de chantier rouge et blanche pour ne pas se disperser, mes pharmaciennes heureusement protégées mais éloignées derrière une vitre en plexi qui avait poussé là, un calme inhabituel à l’intérieur, j’ai flippé.
J’ai flippé, parce que je ne leur avais jamais dit, aux pharmaciennes, que je les aimais, ni à la boulangère ou à la postière d’ailleurs, je ne leur dirai jamais, ça ne se fait pas trop, mais on devrait, j’ai flippé parce que même si on sait que la normalité peut nous être retirée d’un instant à l’autre, je ne l’avais jamais vraiment vécu, j’ai flippé parce que je ne leur avais jamais dit merci d’être là, aux pharmaciennes, aux boulangères, à la postière, au boucher, j’ai flippé il faut bien l’avouer parce que justement je venais acheter un truc banal et pas du paracétamol d’urgence, j’ai flippé parce que dans la reconnaissance des moments de grâce quotidiens, je n’avais jamais pensé à la visite à la pharmacie, j’ai flippé parce qu’un simple achat à la pharmacie devenait un moment essentiel de la journée.
Je pensais, avant tout cela, devenir gentiment ceinture verte de l’observation du quotidien, et voilà qu’un lieu commun me saute au visage. Leçon de modestie. Regarder autrement la pharmacie au coin de la rue.
publié le 4 avril 2020